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LETTRE OUVERTE À LAURE ADLER


Madame la Directrice

Vous ne nous avez pas compris
Depuis que vous êtes directrice de France Culture nous vous ne nous avez pas donné beaucoup d'occasions de nous réjouir. Ce « nous » englobe ceux qui ont passionnément aimé la radio jadis dirigée par Yves Jaigu et Jean-Marie Borzeix qui assouvissait notre inextinguible soif de savoir. On pouvait en ces temps heureux rester à l'écoute des heures entières, il n'était même pas nécessaire de lire le programme, les bonnes émissions succédaient aux bonnes émissions . Ces émissions enchantaient nos coeurs et nos esprits. Celles-ci étaient attrayantes, informatives, savantes. C'est alors qu'on pouvait dire que France Culture était vraiment un « chantier intellectuel permanent ». Pour s'en convaincre, point n'était besoin de slogans racoleurs et débiles concoctés par des agences de pub rémunérées à grand frais et qui sont une sorte d'insulte à l'intelligence des auditeurs, du genre « il y a un moyen d'érotiser le savoir, de rendre le savoir hautement agréable » Et tout cela semblait aller de soi et devait durer éternellement. France Culture semblait aussi solidement installé dans le paysage intellectuel de notre pays que la Sorbonne et la Comédie Française. Cruelle a été notre désillusion.

Les choses se sont gâtées avec l'arrivée de Patrice Gélinet à la direction de la chaîne. L'admirable succession d'émissions de fin d'après-midi et de début de soirée, avec Mise au point d'Eliane Contini, Agora, les perspectives scientifiques, le rythme et la raison, a été remplacée par un magazine qui n'a jamais convaincu.

Lorsque vous êtes arrivée en septembre 1999, vous avez suscité de l'espoir. Alors que nous dénoncions, déjà, l'envahissement de la grille par les magazines, vous parliez, pour aller dans notre sens de « magazinite » mais c'est peu dire que ces espoirs ont été déçus. La dégringolade a continué. La tranche horaire du matin, jadis exemplaire avec la succession Culture matin, Les enjeux internationaux et Les chemins de la connaissance a été fragmentée en de multiples séquences, dans le but de capter l'écoute flottante, c'est à dire celle des auditeurs inattentifs et de faire la part belle à la promotion des produits culturels. Les chemins de la connaissance ont été supprimés, la tranche 8h30 - 9h étant occupée par un infâme salmigondis de quatre petites émissions puis sous l'effet de nos vives protestations rétablis mais pour un temps seulement.

Des émissions très appréciées comme La matinée des autres sont passées à la trappe.
En septembre 2002, les chemins de la connaissance dont pourtant vous aviez fait l'éloge en termes ardents et vigoureux « les chemins de la connaissance, ce souffle profond qui transmet le savoir sur une semaine » perdaient leur tranche horaire, 8h30- 9h pour être placée à un horaire nettement moins favorable, 13h40 14h et étaient amputés de 10 minutes. Il y avait une grande instabilité dans la programmation, les émissions nouvelles parfois attrayantes et spirituelles comme Décalage horaire apparaissaient pour disparaître assez vite. L'excellente émission de François Chaslin Métropolitains se voyait un temps amputé de vingt minutes mais de vives protestations ont heureusement permis qu'elle retrouve son format de près d'une heure et demi.

Sachez, Madame que la nomination de Jean-Paul Cluzel en remplacement de Jean-Marie Cavada nous a une nouvelle fois donné de l'espoir. Dans toutes les intervious qui ont suivi sa nomination, il disait sa grande admiration pour France Culture et n'omettait jamais de citer les chemins de la connaissance comme émission admirable entre toutes et il avait bien raison. Nous avions follement espéré que nous les reverrions, ces chers chemins de la connaissance à l'heure où nous aimions les écouter.

Cependant les rumeurs qui couraient étaient inquiétantes. On annonçait la suppression d'émission chères à nos c'urs comme Tire ta langue et l'emprise des gros magazines allait encore s'étendre.


Le choc de votre interviou du 10 juillet dans Le Monde
Est arrivée votre interviou de juillet dans Le Monde dans laquelle vous répondiez aux questions de Martine Delahaye et Yves-Marie Labé. Comme j'étais à l'étranger, c'est sur Internet que je l'ai lue.

Je dois dire que je l'ai lue avec une sorte d'incrédulité, qu'elle m'a rempli d'une profonde consternation, d'une grande perplexité, que j'y ai vu un monument de philistinisme, qu'un certain nombre de propositions m'ont paru presque incroyables, que j'ai été frappé par les nombreuses et insurmontables contradictions qu'elle contenait. Après les multiples coups de canifs apportés par Patrice Gélinet et vous même, j'y ai vu comme le spectre de l'annonce de la fin de France Culture sous la forme d'une opération bernard l'hermite par laquelle une radio qui n'aurait rien à voir avec celle que nous aimions s'en approprierait la coquille


Un tissu de contradictions
Ce qui m'a frappé en lisant et en relisant ce texte, c'est le nombre de contradictions insurmontables qu'il contient :
Vous dites « L'enjeu est de prouver que France Culture est une radio comme les autres » et plus loin « Si France Culture peut continuer à exister, c'est à l'unique condition d'augmenter sa différence ». Augmenter la différence dites-vous ? Je ne vois pas une seule mesure que vous annoncez qui n'aille pas dans le sens de la banalisation.

Vous dites «  Il n'y a que du direct à France Culture » et «  Il y a de plus en plus d'espace réservés au documentaire  » Avec les cinq gros magazines par jour que vous annoncez, je me demande où vous allez les caser !

« Il n'y a que du direct sur France Culture » et « trop de gens savent que France Culture reste la seule radio au monde à pouvoir encore produire du documentaire ». Ce qui voudrait dire que ce rôle glorieux que joue notre pays va prendre fin.

Vous dites « notre arme absolue, c'est le temps. Cela, personne ne pourra ne nous l'enlever ». Si, quelqu'un va vous l'enlever et c'est vous même puisque vous n'annoncez que pas moins de cinq gros magazines se succéderont tout au long de la journée et de la soirée. Vous n'allez quand même pas faire une radio pour les insomniaques ! Il semblerait pourtant que cette idée ne vous soit pas étrangère puisque vous parlez des week-ends et des nuits. Les week-ends, vous n'y toucherez pas, je l'espère car ils sont encore ce qu'il y a de plus solide dans votre programmation. Restent les nuits. Espérons que les nuits ne serviront pas d'alibi à une programmation défaillante sur le plan culturel !

Vous dites : « nous avons la chance d'être écoutés par les auditeurs les plus intelligents qui soient mais aussi les plus exigeants ». De la même façon qu'on n'attrape pas les mouches avec du vinaigre, on n'attrape pas les auditeurs avec les recettes les plus éculées du marketing. Pourquoi cette stratégie de « fidélisation », comme vous dites ? Pourquoi ne pas proposer aux auditeurs ce qu'ils n'ont cessé de vous demander, des émissions vraiment culturelles et de qualité ?
Par ailleurs, si vos auditeurs sont les plus intelligents et les plus exigeants qui soient, pourquoi leur assénez-vous à longueur de journée des messages autopromotionnels aussi stupides ?

Vous dites : « la culture, ce n'est plus le patrimoine » et plus loin : « France Culture diffusera le patrimoine de nombreuses institutions françaises ».

Vous dites : « notre programmation est une sorte de chantier intellectuel permanent ». En même temps, vous annoncez que l'essentiel de la grille sera occupé par cinq gros magazines en direct, présentés tous les jours par un même producteur ce qui n'est guère favorable à un travail intellectuel approfondi.


La référence à RFI
J'ai été stupéfié que vous preniez RFI comme référence. C'est le plus mauvais signe que vous pouviez donner. Est-ce une manière de faire allégeance au nouveau président de Radio-France qui en a été le Président ? De cette bassesse, je ne vous crois pas capable. RFI n'est en rien une référence pour France Culture. La vocation de RFI n'est pas celle de la chaîne que vous dirigez ; Sur RFI, il est abondamment question de foot-ball, les émissions sont courtes, les ambitions intellectuelles sont plus que modestes. La référence est d'autant plus inappropriée que même sur le plan de l'actualité, RFI est loin d'être exemplaire : on y trouve beaucoup d'actualités mais très peu d'analyses S'il y a une référence pour France Culture, c'est France Culture, le France Culture prestigieux d'Yves Jaigu et de Jean-Marie Borzeix. Vous pourriez aussi vous référer à ce qui se fait à l'étranger, par exemple BBC Channel 4 vers qui se tournent un certain nombre d'auditeurs déçus qui y ont accès par Internet.


Une radio « en prise sur l'actualité »
Vous dites que France Culture doit être « en prise sur l'actualité ». vous dites que « c'est ce que souhaitent les auditeurs selon des études menées à Radio-France ». J'aimerais bien les voir, ces études car les études menées par l'Association des Auditeurs de France Culture aboutissent à des conclusions exactement opposées. On pourrait vous objecter qu'en prise sur l'actualité, France Culture l'est déjà, et qu'un bon nombre d'auditeurs s'en plaignent. Les Matins de France Culture sont intégralement voués à l'actualité (ainsi qu'à la promotion des produits culturels) et les invités, constamment interrompus ont du mal à dire ce qu'ils ont à dire au milieu de cette profusion de chroniques, de revues de presse, de bulletins d'information. Etait-il nécessaire d'aller plus loin ? Certainement pas, au risque de mettre en péril le caractère de radio culturelle.

Pourquoi insister à ce point sur l'actualité puisque toutes les grandes radios généralistes s'y consacrent presque exclusivement ? Ne serait-il pas plus indiqué que France Culture se consacrât tout bonnement' à la culture ? Comment pouvez-vous à la fois prétendre que vous défendez la spécificité de France Culture et axer votre programmation sur l'actualité ? Quel intérêt y trouvent vos auditeurs ? Si sur la bande modulation de fréquence toutes les chaînes évoquent l'affaire Dutroux, il ne sera peut-être pas désagréable d'avoir au moins une chaîne où on pourra entendre à une bonne heure de la journée un exposé sur la Perse Achéménide ou sur les philosophes néoplatoniciens d'Alexandrie. On vérifie une fois de plus que la concurrence loin de favoriser la diversité conduit à l'uniformisation Chacun veut se situer sur le créneau réputé le plus porteur.


Vous dites : « les auditeurs ne doivent pas avoir besoin d'aller vers les radios d'info ». Et pourquoi donc ? Ce n'est pas un grand inconvénient pour eux, ils n'ont qu'à tourner le bouton pour aller sur la fréquence qui les intéresse. Je dirais : les auditeurs des radios d'informations, et les autres doivent avoir la possibilité s'ils le souhaitent de trouver aux meilleures heures d'écoute des programmes culturels originaux et attrayants. Je ne vois pas au nom de quoi on les en priverait.

Vous parlez de décryptage (le mot analyse n'est sans doute pas assez vendeur). Vous dites qu'il faut faire appel à des intellectuels, des experts, des chercheurs . Fort bien mais dans ces conditions, pourquoi avez-vous au cours de votre mandat si mal traité l'émission de Thierry Garcin Les enjeux internationaux. Vous l'avez maintenue dans un format beaucoup trop court, dix petites minutes, vous l'avez placée dans des tranches horaires impossibles où la plupart des humains dorment encore, vous lui avez même supprimé son générique de telle sorte qu'elle n'apparaît plus que comme une simple rubrique de l' émission Les Matins.


« L'enjeu est de prouver que France Culture est une radio comme les autres »
Vous dites : « l'enjeu est de prouver que France Culture soit une radio comme les autres » mais pour vous rattraper aux branches, vous ajoutez, comme une concession « avec bien sûr sa spécificité ».
Cette affirmation a sonné étrangement à nos oreilles, elle nous a stupéfiés, elle nous a consternés et je crois qu'on ne vous la pardonnera pas. C'est exactement la proposition contraire que nous attendions. Toute directrice de radio ne peut avoir qu'une ambition, diriger une radio dont le titre de gloire est précisément de n'être pas comme les autres. Votre langue a-t-elle fourché ? Il ne semble pas car il n'y a pas eu de démenti.

Il reste que cette affirmation est en elle-même un désastre qui annonce des désastres, qu'elle jette une lumière particulièrement inquiétante sur l'ensemble de vos projets. Elle trouve sa signification dans votre autre affirmation extraordinaire pour une directrice de France Culture : « la radio, c'est d'abord et avant tout le direct ».


« La radio, c'est d'abord et avant tout le direct  »
« La radio, dites vous, c'est d'abord et avant tout le direct » et « il n'y a que du direct à France Culture ». Pourriez-vous nous dire quel théoricien de l'art radiophonique donnerait son aval à une telle affirmation ? Que faites-vous donc de tout le passé glorieux de la chaîne dont vous êtes la directrice. N'est-ce pas une manière de bafouer des décennies et des décennies d'un art radiophonique dont témoignent pour les temps à venir les fantastiques archives de votre maison ?

Ce sont des propos que tous ceux qui travaillent sur des émissions élaborées ne peuvent entendre que comme une déclaration de guerre. Dans ces conditions, que va devenir leur profession ? Que va devenir leur art ?

Vous précisez, comme une concession qu'il sera possible que des fragments d'émissions élaborées puissent trouver leur place dans le cadre des gros magazines que vous prévoyez. Ainsi, imaginez qu'un documentaire sur la prolifération des églises évangéliques au Congo soit mis en chantier. Des semaines de préparation, des semaines sur le terrain, des centaines de kilomètres en 4x4 et par porteurs, des mois pour le montage et vous pensez que cette oeuvre pourra passer entre une revue de presse et une chronique humoristique, sans bénéficier d'une émission à part entière, sans avoir été annoncée, sans avoir été présentée à la presse. Ce serait des conditions de diffusion indignes qu'aucun documentariste n'acceptera jamais.

Vous dites que « la plupart des émissions, construites sur des entretiens, n'exigent en rien d'être préenregistrées ». Et que c'est « un combat d'arrière garde que de prétendre le contraire ».

Vous même avez enregistré le philosophe George Steiner dans sa maison en Grande Bretagne. Cette question est-elle vraiment d'une grande importance ? En direct ou préenregistré, les deux sont possibles, c'est une simple question de forme et d'opportunité. Je ne vois pas ce qui empêche que des émissions d'entretien soient préenregistrées et il est bien évident qu'il y en aura toujours. Ce que vous dites est démenti par la qualité de milliers et de milliers d'émissions dont certaines ont fait date et feront pour longtemps notre admiration.


« La culture a cessé d'être patrimoniale, la culture, c'est l'interrogation de soi »
La culture
, dites-vous, a cessé d'être patrimoniale ; la culture, c'est l'interrogation de soi.
Qui donc êtes vous, Madame pour trancher de cette manière et prétendre nous dire ce qu'est et ce que n'est pas la culture. Etes-vous théoricienne en la matière ? Quelles sont vos sources ? Avez-vous été prise d'une inspiration soudaine ?
Ainsi, vous retranchez de la culture tout ce qui est patrimonial. Ce n'est pas innocent de s'attaquer au patrimoine. Cela n'a-t-il pas une parenté avec ce qu'on fait jadis les gardes rouges quand ils se sont acharnés à coup de marteaux sur tout le patrimoine artistique de leur pays ? « La culture a cessé d'être patrimoniale », c'est une étrange affirmation de la part d'une historienne et qui en plus a collaboré aux lundis de l'histoire.

Vous dites que la culture, c'est l'interrogation de soi. Cette proposition quelque peu énigmatique a une résonance vaguement new-age. L'interrogation de soi n'est peut-être pas étrangère à la culture, mais elle relève de disciplines particulières qui ne sont pas particulièrement radiophoniques, la psychanalyse pour certains, la méditation pour d'autres. D'autres encore n'y verront que du nombrilisme. Quoi qu'il en soit, ce n'est certainement pas sur cette « interrogation de soi » que vous établirez les bases de la programmation d'un chaîne culturelle. On vous objectera aussi que la connaissance des chefs d''oeuvre du patrimoine est une voie royale pour accéder à la connaissance de soi.

Je dirais que ces affirmations manquent de pertinence et de clarté et qu'elles semblent annoncer ou justifier de bien inquiétantes mesures.


Le marketing, votre unique préoccupation
En lisant et en relisant vos réponses à Martine Delahaye et à Yves-Marie Labé, il m'est apparu que votre préoccupation première n'était pas la culture mais le marketing.

Vous êtes certes libre de vous exprimer comme vous le voulez mais j'ai noté que votre langage fourmillait d'expressions emphatiques et peu claires sinon vides de sens dont le caractère publicitaire ne m'a pas échappé. J'ai relevé « chantier intellectuel permanent », Vous dites « il nous reste encore un nouveau public à séduire » (on a vraiment l'impression d'entendre un pubeux) une radio « Ouverte aux vents du monde ». « Décrypter un monde de plus en plus complexe ». Vous parlez d'une « certaine citoyenneté », d'une « manière de s'ouvrir au monde », d'un « souffle international ». etc.

On trouve aussi dans vos propos ce « bougisme » que dénonce, dans ses livres et sur les ondes de France Culture, Pierre-André Taguieff : « Nous devons répondre à des besoins nouveaux  ». « La vision de la culture a énormément évolué ». « La culture n'est plus le patrimoine ». « La radio est amenée à évoluer  ». etc.

Les études de marketing, vous ne jurez que par ça, vous vous y référez sans cesse , vous les prenez très au sérieux, elles sont, comme vous dites, votre seul guide et ce sont elles qui vous fixent votre ligne de conduite, comme si les considérations proprement culturelles n'existaient pas. Vous croyez voir à travers ces études votre auditoire, ce qui est une erreur profonde. Votre auditoire, ce ne sont pas des chiffres, des moyennes, des fréquences cumulées, des écarts-types, ce sont des hommes et des femmes que vous avez tous les moyens de connaître autrement que par les statistiques. Il doit vous arriver d'en rencontrer quelques uns et ils vous ont beaucoup écrit, ils vous ont dit leur passion, leurs aspirations, leurs déceptions. Vous les avez lus, vous leur avez parfois répondu des lettres types préparées à l'avance pour chaque catégorie de râleurs.

Vous semblez croire à cette billevesée qu'est « l'auditeur type » . Il n'est pas, paraît-il, trop vieux (dans le climat de jeunisme actuel, que Jean-Paul Cluzel a exprimé sans vergogne, les plus de soixante ans apprécieront, comme vous-même l'aviez fait en 1999, on en est soulagé), il est urbain, il va au cinéma, etc.

Vous avez totalement calqué votre langage sur celui du marketing : « les études montrent » ; « un petit format qui ne fidélise pas » (s'il ne fidélise pas, jetons le aux orties sans plus attendre et je ne peux m'empêcher de réprimer mon dégoût en lisant de tels propos). Ce terme fidéliser emprunté au marketing est un néologisme qu'il vaudrait mieux éviter. A-t-il sa place lorsqu'il s'agit de culture ?

Mais enfin, Madame le Directrice , ressaisissez-vous ! Travaillez-vous à Procter et Gamble ou à France Culture ? Que viennent faire ces considérations de marchands de soupe dans une maison vouée à la culture ?

Vous dites que les magazines d'actualité ont boosté l'audience. Ont quoi ? boosté ? Tiens, je vois que mon correcteur de texte, pourtant d'origine américaine proteste, qu'il refuse ce mot, qu'il le souligne d'un petit zigzag rouge. D'où vient de mot ? Etrange expression de la part de la directrice d'une radio qui joue un rôle important dans la défense de la francophonie.


La signification très ambiguë de l'augmentation de l'audience
Vous prenez la peine de préciser « ni Jean-Marie Cavada ni Jean-Paul Cluzel ne m'ont demandé de faire augmenter l'audience ». Il est difficile de vous croire. Il est aussi possible que l'injonction vienne d'ailleurs, de Parlementaires, par exemple. Il est également possible que cet impératif d'augmenter l'audience, vous l'auriez demandé à vous même. Vous vous situez alors dans une logique quantitative qui vous amène à négliger le qualitatif. Or vous savez que le quantitatif et le qualitatif ne font pas bon ménage. Vous êtes de toutes vos forces engagée dans une véritable course à l'audience qui transparaît dans tous vos propos et dont peut-être vous n'avez pas mesuré les conséquences néfastes. Vous n'ignorez pas que cette course à l'audience a pratiquement ruiné l'art de la télévision.

Vous vous vantez d'avoir fait augmenter l'audience. Mais cela n'a rien de glorieux. C'est très facile de faire augmenter l'audience si on le fait au détriment de la qualité. Les recettes sont bien connues : de l'actualité, de la vulgarité, des propos graveleux, du « people », du sensationnel, des musiques faciles etc. Or c'est bien au détriment de la qualité que vous avez obtenu ce que vous avez fait. Le salmigondis des Matins de Nicolas Demorand est certainement de bien moins bonne qualité que la séquence de jadis Culture Matin, Les enjeux internationaux, Les chemins de la connaissance, qui pourrait affirmer le contraire ?

Vous vous appuyez sur ces études et les résultats des évaluations de l'audience pour dire en substance « le public est avec moi ». mais vous n'ignorez pas qu'il n'y a pas qu'un seul public et que vos décisions vont affliger cette quantité négligeable selon vous que sont pour vous les auditeurs traditionnellement attachés à France Culture qui risquent de fuir un peu plus. Bon débarras, serez-vous peut-être tentée de dire.

Comment pouvez-vous mettre sur la même plan l'auditeur attaché à France Culture depuis des décennies et un zappeur qui aura été un moment attiré par un bulletin d'information ou une chronique humoristique ? A vous entendre, le zappeur, parce qu'il appartient à ces « nouveaux publics à séduire » est beaucoup plus intéressant que cet auditeur si fidèle à France Culture qu'il n'a le goût d'écouter aucune autre radio.

Quel intérêt, si toutefois on ne raisonne pas qu'en termes purement quantitatifs, y a-t-il, pour une radio culturelle à chercher à faire venir à soi des auditeurs qui trouvent tout ce qu'ils veulent sur les autres chaînes et qui n'est pas culturel ? C'est le plus sûr moyen d'abolir la spécificité de la chaîne, que malgré tout et comme une concession vous prétendez défendre. C'est le plus sûr moyen de démoraliser et de décourager ces auditeurs qui sont, selon vous « les plus intelligents qui soient et aussi les plus exigeants ». Ne leur devez-vous pas un peu plus de considération ?

Puisqu'il est question de « fidélisation », comme vous dites, je vois qu'un certain nombre d'auditeurs ont bel et bien été fidélisés, comme vous dites mais pas par vous. Ce sont les amoureux inconditionnels, ceux qui ont adoré cette radio lorsqu'Yves Jaigu et Jean-Marie Borzeix la dirigeaient et qui ne peuvent plus s'en passer. Mais ceux-là, vous semblez les mépriser. Vous prétendez que les auditeurs qui écoutent France Culture en continu ne constituent qu'un petit 10% de l'audience. Cacahouète, semblez-vous dire.

Dans votre souci de l'audience, vous avez découvert ou inventé une étrange « règle grammaticale de la radio » : un producteur, toujours le même devrait tous les jours à la même heure donner rendez-vous à ses auditeurs. Telle est selon vous la condition de la « fidélisation ». Pouvez-vous nous dire nous dans quel manuel vous avez trouvé cette règle ? Si vous l'avez inventée, brevetez la, pour qu'on ne vous la dérobe pas. Elle convient bien à une radio qui a l'ambition d'être « comme les autres » et quant à moi, je l'appellerais volontiers la règle de l'épuisement complet des producteurs car en appliquant cette méthode, vous aboutissez à de véritables marathons radiophoniques. Une dizaine d'heures de temps d'antenne par semaine, des dizaines d'intervious à préparer. Comment voulez-vous que dans ces conditions les auditeurs n'aient pas une impression de vite fait et de superficiel ?


La disparition des producteurs tournants
Vous annoncez la quasi disparition des producteurs tournants. Ceux-ci avaient le loisir de préparer leur émission longtemps à l'avance. Il leur était épargné de courir après les invités, ils n'avaient pas à subir le ballet des attachés de presse. Leurs interventions reposaient sur des idées originales qui leur tenaient à coeur et qu'ils pouvaient mûrir à leur guise. Ils pouvaient y mettre le meilleur d'eux-mêmes. Ces émissions pouvaient être proprement fulgurantes mais de cela, au nom de votre règle grammaticale, vous ne voulez plus.


Une réserve d'indiens nommée « les chemins de la connaissance »
Vous annoncez donc, Madame la Directrice le projet d'une nouvelle radio axée sur l'info et le direct. J'imagine que vous devez vous préoccuper de ceux qui réclament de la culture à toutes les heures de la journée, qui veulent des émissions sur l'art, la littérature, l'histoire, les sciences, la philosophie. Que faire de ces 10 % d'auditeurs qui n'arrêteront pas de réclamer de la culture, de la culture et encore plus de culture ? J'imagine votre réponse : c'est bien simple, dans notre magnanimité nous leur accorderons un site Internet rien que pour eux, une petite réserve d'indiens, en quelque sorte. On lui a même trouvé un joli nom qui leur rappellera de bons souvenirs : « les chemins de la connaissance ».
Si je vous dis que les personnes âgées seront peu susceptibles d'y accéder, que me répondrez-vous ? Peut-être qu'il faut vivre avec son temps. Et si vous fais remarquer que les abonnements haut débit sont loin d'être gratuits, que me répondrez-vous ? Peut-être quelque chose comme : « hélas, Cher Monsieur, que ça vous plaise ou non, l'ère de la gratuité est fini ».


Votre avenir à France Culture
Avez-vous songé à votre avenir dans cette maison après que vous ayez dit que « l'enjeu était de prouver qu'elle est une radio comme les autres » et qu'alors que cette radio qui a dans ses archives la plus fantastique collection d'émissions « de stock » vous ayez prétendu que « la radio c'est avant tout le direct ». Ne craignez-vous pas qu'elle ne vous rejette comme un corps étranger ? Que les professionnels les plus chevronnés de la maison disent : « après de tels propos, celle-ci ne peut plus être des nôtres ; celle-ci ne peut ni nous représenter ni nous diriger ». Pour justifier l'éviction du chroniqueur Eric Dupin, coupable d'opinions non conformes, vous avez dit que sa nomination était « une erreur de casting ». Votre présence à la tête de France Culture n'est-elle pas une erreur de casting encore plus grande ?

Les mesures que vous avez annoncées ne pourront être acceptées ni par les auditeurs fidèles ni par les professionnels de la radio qui ne voudront pas voir mourir leur art et disparaître leur profession. Le conflit me paraît inévitable. A quoi il ressemblera, je ne sais mais il risque d'être long, il risque de laisser la chaîne meurtrie. Ne pourriez-vous pas rendre à la chaîne un immense service en l'évitant par votre départ volontaire ?


Ne laissons pas faire une opération bernard l'hermite
Vos propos laissent craindre une opération bernard l'hermite dans laquelle une radio consacrée à l'actualité et au direct (qui n'aurait donc rien à voire avec la radio jadis dirigée par Yves Jaigu et Jean-Marie Borzeix) s'installerait dans la coquille de l'actuelle France Culture en prenant la dénomination, en s'installant dans ses murs, en en utilisant le savoir faire. Tous ceux qui sont voués à la défense de France Culture ne pourraient que s'opposer avec la plus extrême vigueur à un tel projet.

Sachez que la disparition autant que la dénaturation de France Culture sont des choses que nous sommes nombreux à ne pouvoir accepter. Nous les auditeurs fidèles, sinon fidélisés de France Culture ferons tout pour mobiliser nos moyens et l'énergie dont nous disposons pour faire échec à des projets aussi philistins .

Je vous prie de croire, Madame la Directrice, à l'expression de ma considération distinguée

Kigali, le 3 août 2004

                        Henry Faÿ

 

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