LETTRE OUVERTE À LAURE ADLER
Vous ne
nous avez pas compris Les choses se sont gâtées avec l'arrivée de Patrice Gélinet à la direction de la chaîne. L'admirable succession d'émissions de fin d'après-midi et de début de soirée, avec Mise au point d'Eliane Contini, Agora, les perspectives scientifiques, le rythme et la raison, a été remplacée par un magazine qui n'a jamais convaincu. Lorsque vous êtes arrivée en septembre 1999, vous avez suscité de l'espoir. Alors que nous dénoncions, déjà, l'envahissement de la grille par les magazines, vous parliez, pour aller dans notre sens de « magazinite » mais c'est peu dire que ces espoirs ont été déçus. La dégringolade a continué. La tranche horaire du matin, jadis exemplaire avec la succession Culture matin, Les enjeux internationaux et Les chemins de la connaissance a été fragmentée en de multiples séquences, dans le but de capter l'écoute flottante, c'est à dire celle des auditeurs inattentifs et de faire la part belle à la promotion des produits culturels. Les chemins de la connaissance ont été supprimés, la tranche 8h30 - 9h étant occupée par un infâme salmigondis de quatre petites émissions puis sous l'effet de nos vives protestations rétablis mais pour un temps seulement. Des émissions
très appréciées comme La matinée des autres
sont passées à la trappe. Sachez, Madame que la nomination de Jean-Paul Cluzel en remplacement de Jean-Marie Cavada nous a une nouvelle fois donné de l'espoir. Dans toutes les intervious qui ont suivi sa nomination, il disait sa grande admiration pour France Culture et n'omettait jamais de citer les chemins de la connaissance comme émission admirable entre toutes et il avait bien raison. Nous avions follement espéré que nous les reverrions, ces chers chemins de la connaissance à l'heure où nous aimions les écouter. Cependant les rumeurs qui couraient étaient inquiétantes. On annonçait la suppression d'émission chères à nos c'urs comme Tire ta langue et l'emprise des gros magazines allait encore s'étendre.
Vous dites « Il n'y a que du direct à France Culture » et « Il y a de plus en plus d'espace réservés au documentaire » Avec les cinq gros magazines par jour que vous annoncez, je me demande où vous allez les caser ! « Il n'y a que du direct sur France Culture » et « trop de gens savent que France Culture reste la seule radio au monde à pouvoir encore produire du documentaire ». Ce qui voudrait dire que ce rôle glorieux que joue notre pays va prendre fin. Vous dites « notre arme absolue, c'est le temps. Cela, personne ne pourra ne nous l'enlever ». Si, quelqu'un va vous l'enlever et c'est vous même puisque vous n'annoncez que pas moins de cinq gros magazines se succéderont tout au long de la journée et de la soirée. Vous n'allez quand même pas faire une radio pour les insomniaques ! Il semblerait pourtant que cette idée ne vous soit pas étrangère puisque vous parlez des week-ends et des nuits. Les week-ends, vous n'y toucherez pas, je l'espère car ils sont encore ce qu'il y a de plus solide dans votre programmation. Restent les nuits. Espérons que les nuits ne serviront pas d'alibi à une programmation défaillante sur le plan culturel ! Vous dites :
« nous avons la chance d'être écoutés
par les auditeurs les plus intelligents qui soient mais aussi les plus
exigeants ». De la même façon qu'on n'attrape
pas les mouches avec du vinaigre, on n'attrape pas les auditeurs avec les
recettes les plus éculées du marketing. Pourquoi cette stratégie
de « fidélisation », comme vous dites ?
Pourquoi ne pas proposer aux auditeurs ce qu'ils n'ont cessé de
vous demander, des émissions vraiment culturelles et de qualité ? Vous dites :
« la culture, ce n'est plus le patrimoine »
et plus loin : « France Culture diffusera le patrimoine de
nombreuses institutions françaises ».
Pourquoi insister à ce point sur l'actualité puisque toutes les grandes radios généralistes s'y consacrent presque exclusivement ? Ne serait-il pas plus indiqué que France Culture se consacrât tout bonnement' à la culture ? Comment pouvez-vous à la fois prétendre que vous défendez la spécificité de France Culture et axer votre programmation sur l'actualité ? Quel intérêt y trouvent vos auditeurs ? Si sur la bande modulation de fréquence toutes les chaînes évoquent l'affaire Dutroux, il ne sera peut-être pas désagréable d'avoir au moins une chaîne où on pourra entendre à une bonne heure de la journée un exposé sur la Perse Achéménide ou sur les philosophes néoplatoniciens d'Alexandrie. On vérifie une fois de plus que la concurrence loin de favoriser la diversité conduit à l'uniformisation Chacun veut se situer sur le créneau réputé le plus porteur.
Vous parlez de décryptage (le mot analyse n'est sans doute pas assez vendeur). Vous dites qu'il faut faire appel à des intellectuels, des experts, des chercheurs . Fort bien mais dans ces conditions, pourquoi avez-vous au cours de votre mandat si mal traité l'émission de Thierry Garcin Les enjeux internationaux. Vous l'avez maintenue dans un format beaucoup trop court, dix petites minutes, vous l'avez placée dans des tranches horaires impossibles où la plupart des humains dorment encore, vous lui avez même supprimé son générique de telle sorte qu'elle n'apparaît plus que comme une simple rubrique de l' émission Les Matins.
Il reste que cette affirmation est en elle-même un désastre qui annonce des désastres, qu'elle jette une lumière particulièrement inquiétante sur l'ensemble de vos projets. Elle trouve sa signification dans votre autre affirmation extraordinaire pour une directrice de France Culture : « la radio, c'est d'abord et avant tout le direct ».
Ce sont des propos que tous ceux qui travaillent sur des émissions élaborées ne peuvent entendre que comme une déclaration de guerre. Dans ces conditions, que va devenir leur profession ? Que va devenir leur art ? Vous précisez, comme une concession qu'il sera possible que des fragments d'émissions élaborées puissent trouver leur place dans le cadre des gros magazines que vous prévoyez. Ainsi, imaginez qu'un documentaire sur la prolifération des églises évangéliques au Congo soit mis en chantier. Des semaines de préparation, des semaines sur le terrain, des centaines de kilomètres en 4x4 et par porteurs, des mois pour le montage et vous pensez que cette oeuvre pourra passer entre une revue de presse et une chronique humoristique, sans bénéficier d'une émission à part entière, sans avoir été annoncée, sans avoir été présentée à la presse. Ce serait des conditions de diffusion indignes qu'aucun documentariste n'acceptera jamais. Vous dites que
« la plupart des émissions, construites sur des entretiens,
n'exigent en rien d'être préenregistrées ».
Et que c'est « un combat d'arrière garde que de prétendre
le contraire ».
Vous dites que la culture, c'est l'interrogation de soi. Cette proposition quelque peu énigmatique a une résonance vaguement new-age. L'interrogation de soi n'est peut-être pas étrangère à la culture, mais elle relève de disciplines particulières qui ne sont pas particulièrement radiophoniques, la psychanalyse pour certains, la méditation pour d'autres. D'autres encore n'y verront que du nombrilisme. Quoi qu'il en soit, ce n'est certainement pas sur cette « interrogation de soi » que vous établirez les bases de la programmation d'un chaîne culturelle. On vous objectera aussi que la connaissance des chefs d''oeuvre du patrimoine est une voie royale pour accéder à la connaissance de soi. Je dirais que ces affirmations manquent de pertinence et de clarté et qu'elles semblent annoncer ou justifier de bien inquiétantes mesures.
Vous êtes certes libre de vous exprimer comme vous le voulez mais j'ai noté que votre langage fourmillait d'expressions emphatiques et peu claires sinon vides de sens dont le caractère publicitaire ne m'a pas échappé. J'ai relevé « chantier intellectuel permanent », Vous dites « il nous reste encore un nouveau public à séduire » (on a vraiment l'impression d'entendre un pubeux) une radio « Ouverte aux vents du monde ». « Décrypter un monde de plus en plus complexe ». Vous parlez d'une « certaine citoyenneté », d'une « manière de s'ouvrir au monde », d'un « souffle international ». etc. On trouve aussi dans vos propos ce « bougisme » que dénonce, dans ses livres et sur les ondes de France Culture, Pierre-André Taguieff : « Nous devons répondre à des besoins nouveaux ». « La vision de la culture a énormément évolué ». « La culture n'est plus le patrimoine ». « La radio est amenée à évoluer ». etc. Les études de marketing, vous ne jurez que par ça, vous vous y référez sans cesse , vous les prenez très au sérieux, elles sont, comme vous dites, votre seul guide et ce sont elles qui vous fixent votre ligne de conduite, comme si les considérations proprement culturelles n'existaient pas. Vous croyez voir à travers ces études votre auditoire, ce qui est une erreur profonde. Votre auditoire, ce ne sont pas des chiffres, des moyennes, des fréquences cumulées, des écarts-types, ce sont des hommes et des femmes que vous avez tous les moyens de connaître autrement que par les statistiques. Il doit vous arriver d'en rencontrer quelques uns et ils vous ont beaucoup écrit, ils vous ont dit leur passion, leurs aspirations, leurs déceptions. Vous les avez lus, vous leur avez parfois répondu des lettres types préparées à l'avance pour chaque catégorie de râleurs. Vous semblez croire à cette billevesée qu'est « l'auditeur type » . Il n'est pas, paraît-il, trop vieux (dans le climat de jeunisme actuel, que Jean-Paul Cluzel a exprimé sans vergogne, les plus de soixante ans apprécieront, comme vous-même l'aviez fait en 1999, on en est soulagé), il est urbain, il va au cinéma, etc. Vous avez totalement calqué votre langage sur celui du marketing : « les études montrent » ; « un petit format qui ne fidélise pas » (s'il ne fidélise pas, jetons le aux orties sans plus attendre et je ne peux m'empêcher de réprimer mon dégoût en lisant de tels propos). Ce terme fidéliser emprunté au marketing est un néologisme qu'il vaudrait mieux éviter. A-t-il sa place lorsqu'il s'agit de culture ? Mais enfin, Madame le Directrice , ressaisissez-vous ! Travaillez-vous à Procter et Gamble ou à France Culture ? Que viennent faire ces considérations de marchands de soupe dans une maison vouée à la culture ? Vous dites que les magazines d'actualité ont boosté l'audience. Ont quoi ? boosté ? Tiens, je vois que mon correcteur de texte, pourtant d'origine américaine proteste, qu'il refuse ce mot, qu'il le souligne d'un petit zigzag rouge. D'où vient de mot ? Etrange expression de la part de la directrice d'une radio qui joue un rôle important dans la défense de la francophonie.
Vous vous vantez d'avoir fait augmenter l'audience. Mais cela n'a rien de glorieux. C'est très facile de faire augmenter l'audience si on le fait au détriment de la qualité. Les recettes sont bien connues : de l'actualité, de la vulgarité, des propos graveleux, du « people », du sensationnel, des musiques faciles etc. Or c'est bien au détriment de la qualité que vous avez obtenu ce que vous avez fait. Le salmigondis des Matins de Nicolas Demorand est certainement de bien moins bonne qualité que la séquence de jadis Culture Matin, Les enjeux internationaux, Les chemins de la connaissance, qui pourrait affirmer le contraire ? Vous vous appuyez sur ces études et les résultats des évaluations de l'audience pour dire en substance « le public est avec moi ». mais vous n'ignorez pas qu'il n'y a pas qu'un seul public et que vos décisions vont affliger cette quantité négligeable selon vous que sont pour vous les auditeurs traditionnellement attachés à France Culture qui risquent de fuir un peu plus. Bon débarras, serez-vous peut-être tentée de dire. Comment pouvez-vous mettre sur la même plan l'auditeur attaché à France Culture depuis des décennies et un zappeur qui aura été un moment attiré par un bulletin d'information ou une chronique humoristique ? A vous entendre, le zappeur, parce qu'il appartient à ces « nouveaux publics à séduire » est beaucoup plus intéressant que cet auditeur si fidèle à France Culture qu'il n'a le goût d'écouter aucune autre radio. Quel intérêt, si toutefois on ne raisonne pas qu'en termes purement quantitatifs, y a-t-il, pour une radio culturelle à chercher à faire venir à soi des auditeurs qui trouvent tout ce qu'ils veulent sur les autres chaînes et qui n'est pas culturel ? C'est le plus sûr moyen d'abolir la spécificité de la chaîne, que malgré tout et comme une concession vous prétendez défendre. C'est le plus sûr moyen de démoraliser et de décourager ces auditeurs qui sont, selon vous « les plus intelligents qui soient et aussi les plus exigeants ». Ne leur devez-vous pas un peu plus de considération ? Puisqu'il est question de « fidélisation », comme vous dites, je vois qu'un certain nombre d'auditeurs ont bel et bien été fidélisés, comme vous dites mais pas par vous. Ce sont les amoureux inconditionnels, ceux qui ont adoré cette radio lorsqu'Yves Jaigu et Jean-Marie Borzeix la dirigeaient et qui ne peuvent plus s'en passer. Mais ceux-là, vous semblez les mépriser. Vous prétendez que les auditeurs qui écoutent France Culture en continu ne constituent qu'un petit 10% de l'audience. Cacahouète, semblez-vous dire. Dans votre souci de l'audience, vous avez découvert ou inventé une étrange « règle grammaticale de la radio » : un producteur, toujours le même devrait tous les jours à la même heure donner rendez-vous à ses auditeurs. Telle est selon vous la condition de la « fidélisation ». Pouvez-vous nous dire nous dans quel manuel vous avez trouvé cette règle ? Si vous l'avez inventée, brevetez la, pour qu'on ne vous la dérobe pas. Elle convient bien à une radio qui a l'ambition d'être « comme les autres » et quant à moi, je l'appellerais volontiers la règle de l'épuisement complet des producteurs car en appliquant cette méthode, vous aboutissez à de véritables marathons radiophoniques. Une dizaine d'heures de temps d'antenne par semaine, des dizaines d'intervious à préparer. Comment voulez-vous que dans ces conditions les auditeurs n'aient pas une impression de vite fait et de superficiel ?
Les mesures que vous avez annoncées ne pourront être acceptées ni par les auditeurs fidèles ni par les professionnels de la radio qui ne voudront pas voir mourir leur art et disparaître leur profession. Le conflit me paraît inévitable. A quoi il ressemblera, je ne sais mais il risque d'être long, il risque de laisser la chaîne meurtrie. Ne pourriez-vous pas rendre à la chaîne un immense service en l'évitant par votre départ volontaire ?
Sachez que la
disparition autant que la dénaturation de France Culture sont des
choses que nous sommes nombreux à ne pouvoir accepter. Nous les
auditeurs fidèles, sinon fidélisés de France Culture
ferons tout pour mobiliser nos moyens et l'énergie dont nous disposons
pour faire échec à des projets aussi philistins . Kigali, le 3
août 2004 Henry Faÿ
|