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Nazdeb

19/05/2005
13:00
re : Comment Frédéric Lordon a lu le texte

Voici la lecture de René Passet, économiste déjà cité dans le forum. Il énumère les principes du néolibéralisme (un concept qu'il maîtrise assez bien) qui sont repris dans la Constitution et explique que les dispositions d'ordre social sont subordonnées aux obligations libérales sur le plan économique.
Il a une rigolote image illustrant l'argument selon lequel il serait déplacé de critiquer un texte qui se contente de reprendre les traités européens précédents : "Gribouille aussi pensait qu'il fallait plonger dans l'eau pour s'abriter de la pluie".
En conclusion, le projet de traité couronne au fil de ses articles le primat de la finance privée sur la sphère politique et sur les individus, et fige pour plusieurs décennies des mesures idéologiques (relevant de la révolution conservatrice des années 1980, le reaganisme, le "consensus de Washington"), privant l'Europe d'une liberté de choix dans les moyens de réagir aux mutations du monde actuel.



http://www.liberation.fr/imprimer.php?Article=297498

On veut nous faire croire que la partie III de la Constitution est sociale et libérale à la fois. Faux !
UN MARIAGE ARRANGE

Par René PASSET
jeudi 19 mai 2005
René Passet
professeur émérite à l'université Paris-I
et auteur de l'Illusion néolibérale (Flammarion).

On concédera volontiers aux tenants du oui que c'est à la promise et non à monsieur le maire qu'il convient d'adresser son consentement. Raison de plus pour aller au-delà des mots et des serments dont, en ces tendres périodes prénuptiales, la Belle ne se montre pas avare. Qui trouverait à redire à la défense des droits fondamentaux longuement énumérés, accompagnée de la promesse d'une économie hautement compétitive, tendant à la fois «au plein emploi et au progrès social et à un niveau élevé de protection de la qualité de l'environnement», avec en prime «le progrès scientifique et technique» (I-3) ?

Mais c'est à l'aune des dispositions concrètes que se mesure la réalité des intentions. Le concret, c'est cette IIIe partie, sur laquelle les tenants du oui préfèrent glisser, bien qu'elle occupe les deux tiers du document. Sociale et libérale à la fois, affirment-ils, elle ne saurait être accusée de pencher pour un bord plutôt que pour un autre. Le nier serait mentir. Etrange neutralité cependant, selon laquelle ­ par un mystérieux caprice du hasard ­ tous les principes du «consensus de Washington» (1) représentant l'essence même du néolibéralisme constituent l'ossature de ce texte. Ces principes, les voici, dans l'ordre logique du projet constitutionnel.

-­ Le primat du monétaire, découlant de l'autonomie du système des banques centrales qui «conduisent la politique monétaire de l'Union» (I-30) et ne doivent «solliciter ni accepter des instructions» des Etats membres ni des organes de l'Union (III-188).

­ La régulation marchande omniprésente et souveraine : soulignée par le matraquage de la formule selon laquelle «les Etats membres et l'Union agissent dans le respect du principe d'une économie de marché ouverte où la concurrence est libre» (III-178 et autres) ; et cette énormité qu'en cas de troubles, de tension internationale grave ou de guerre les Etats se concertent pour... «éviter que le marché intérieur ne soit affecté» (III-131), comme s'il n'y avait rien de plus urgent à faire en de telles circonstances.

-­ Le double impératif d'équilibre budgétaire et de stabilité des prix, appréciés selon l'importance du déficit public ou de la dette publique rapportés au PIB (I-30 ; III-184 ; III-185 ; III-198), privant ainsi les Etats de la moindre possibilité de politique budgétaire ou monétaire.

-­ L'impôt tiré vers le bas par la subordination de toute mesure d'harmonisation fiscale à la décision du Conseil statuant «à l'unanimité» (III-171), ce qui donne un droit de veto aux pays pratiquant le dumping fiscal ou hébergeant des paradis fiscaux et limite d'autant les recettes, donc les capacités d'action, des Etats.

-­ La régression de l'Etat et la libéralisation des services publics : «libéralisation des banques et des assurances [...] en harmonie avec la libéralisation de la circulation des capitaux» (III-146) ; libéralisation «par priorité» ­ donc pas exclusivement ­ des «services intervenant de façon directe sur les coûts de production ou dont la libéralisation contribue à faciliter les échanges de marchandises» (III-147) ; invitation faite aux Etats «à procéder à la libéralisation des services au-delà de la mesure qui est obligatoire en vertu de la loi-cadre européenne» (III-148).

-­ L'ouverture à la libre circulation mondiale des capitaux et des investissements : «réaliser la libre circulation des capitaux entre les Etats membres et les pays tiers, dans la plus large mesure possible...» (III-157) ; «les restrictions tant aux mouvements de capitaux entre Etats membres et pays tiers sont interdites» (III-156) ; tout «recul» est soumis à l'unanimité du Conseil (III-157) ; et cela avec un luxe de précautions (III-158) que l'on aimerait retrouver s'agissant de la protection des hommes ou de la nature.

-­ La libre circulation des marchandises à l'échelle mondiale : «interdiction des restrictions quantitatives», non seulement entre Etats membres, mais envers «les produits en provenance des pays tiers» (III-151), «suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et aux investissements étrangers directs [ainsi que] réduction des barrières douanières ou autres» (III -314).

-­ L'affirmation du droit de propriété, dont le principe est formulé en des termes parfaitement acceptables ; mais comportant aussi un alinéa ­ «la propriété intellectuelle est protégée» ­ qui, à la faveur de la protection légitime de toute création intellectuelle, ouvre la voie au brevetage du vivant, de la nature et des logiciels ­ tout ce qui est bien commun ­ pour le plus grand profit des multinationales pharmaceutiques ou informatiques .

-­ Enfin, l'inversion de la relation entre le social, la culture et l'environnement d'une part et la régulation marchande d'autre part. Sur chacun de ces thèmes, tout commence par la réaffirmation des plus belles intentions : «conscients des droits sociaux fondamentaux» (III-209) ­ encore heureux ! ­, «niveau d'emploi élevé, garantie d'une protection sociale adéquate, lutte contre l'exclusion sociale, niveau élevé d'éducation et de protection de la santé humaine» (III-209) ; «épanouissement des cultures dans le respect de leur diversité» (III-280) ; protection «de l'environnement... conformément au principe de développement durable» (II-97) ; c'est beau et ça ne mange pas de pain ; hélas ­ in coda venenum ­ surgit toujours in fine le membre de phrase qui nous ramène sur Terre : la politique sociale subordonnée à «la nécessité de maintenir la compétitivité de l'Union»(III-168) ; «le fonctionnement du marché intérieur» comme mécanisme «qui favorisera l'harmonisation des systèmes sociaux» (III-209) : harmonisation donc vers le bas par la concurrence et le dumping social que l'on voit déjà fleurir sur Internet en forme d'enchères au moins disant salarial ; les aides à «la culture, et la conservation du patrimoine, quand elles n'altèrent pas les conditions des échanges et de la concurrence» (III-167) ; en matière d'environnement, la simple reconstitution, conforme à la logique marchande, d'une sorte de «vrai prix» par le «principe pollueur-payeur». En un mot, le social, le culturel, la préservation de la nature, qui devraient fournir les normes limitant le jeu de l'optimisation marchande, se trouvent subordonnés aux impératifs de cette dernière. C'est le monde renversé. Et c'est aussi la consécration d'un «néolibéralisme» qui ­ à l'opposé du vrai libéralisme ­ assure la prééminence des puissances financières sur le politique, organise le dépérissement de l'Etat, instrumentalise la finalité humaine et finalise la loi de l'instrument marchand. Ce n'est plus de l'Europe qu'il s'agit, mais de sa dilution dans l'espace mondial du «laisser-fairisme» dénoncé par le libéral Maurice Allais.

Or, derrière l'idéologie, se profilent des réalités concrètes : des inégalités croissantes, des personnes qui souffrent et meurent, des indigènes et des paysans sans terre que l'on massacre lorsqu'ils résistent, la corruption et le tissu social qui se délite dans une humanité où la logique de l'instrument s'est substituée aux valeurs, une planète saccagée...

C'est cela que l'on nous demande d'élever au rang de principe constitutionnel pratiquement irréversible. Ne nous laissons pas abuser par l'argument selon lequel cette troisième partie se borne à intégrer des accords antérieurs qui, en cas de rejet, continueraient à s'imposer à nous ; de telle sorte que nous ferions un marché de dupes en renonçant aux avancées politiques réelles de la Constitution pour conserver ce dont précisément nous ne voulons pas. Gribouille aussi pensait qu'il fallait plonger dans l'eau pour s'abriter de la pluie. En fait, en approuvant le projet qui les intègre nous leur donnerions une force nouvelle : nous nous interdirions définitivement la faculté de sortir séparément de l'un ou l'autre d'entre eux sans nous exclure en même temps du système constitutionnel. C'est en cautionnant le fait accompli que nous lui donnerions l'onction de l'assentiment populaire ; et c'est en démontrant qu'il n'y a pas de majorité pour un projet idéologiquement biaisé que nous obligerions les négociateurs à revenir à ce que doit être une vraie Constitution démocratique : un simple cadre institutionnel organisant l'alternance de politiques différentes.

Notre époque est traversée par une double mutation. L'une technologique qui déplace les forces motrices du développement, du champ de l'énergie à celui de l'immatériel, et qui n'a pas cessé de bouleverser le jeu des systèmes économiques. Elle requiert donc mobilité et adaptation permanente et c'est le moment que l'on choisit ­ au nom du mouvement ­ pour figer les politiques sur les données déjà dépassées d'un «consensus» des années 80. C'est absurde.

La deuxième mutation ­ orchestrée par le tandem Reagan-Thatcher ­ transfère la réalité du pouvoir économique, de la sphère politique des Etats à celle de la finance privée internationale. Tout le jeu de cette dernière consiste alors ­ comme on l'a vu en 1998 au moment de l'accord multilatéral sur l'investissement (AMI) ­ à réduire le rôle du politique à celui d'une simple courroie de transmission favorisant la ponction à son profit des gains de productivité des nations. Sa soif impérialiste illimitée s'étend de la nature et du vivant à l'humain, à la culture, au social et au politique. L'Europe n'est aujourd'hui que son nouveau champ de bataille. Voulons-nous être les instruments ­ conscients ou inconscients ­ de cette entreprise ou la mettre en échec ?

(1) Principes formulés à la fin des années 80 par l'économiste John Williamson.

© Libération

 
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