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Clopine Trouillefou

16/08/2005
16:00
message-nouvelle promis de longue date à Guydufau

je crois bien que je vais pulvériser d'un coup d'un seul la longueur admise des messages sur DDFC.
Bon, je n'en voudrais à personne de râler, ni même de me le dire (mais pour ne pas polluer le forum, j'indique mon adresse mail).

Je crois cependant que cela se lit assez vite. De toute manière, vous n'êtes évidemment obligés à rien. Officiellement, ce message est pour Guydufau...


Allez, trève de tergiversations, voilà la nouvelle :


MA SOEUR ANE


Ma sœur âne


J’ai toujours aimé vider les étables. Ca sent la bête, la paille, et aussi la merde, certes. Et puis c’est du travail, qui tire sur les bras. Mais l’odeur, l’odeur est infiniment rassurante. La merde, la paille, la bête : le chaud. Tout ce qu’il faut pour faire passer l’hiver, même le plus rigoureux, à un enfant nu. Qui était donc la lointaine aïeule, qui a transmis, de mère à fille, cette certitude ?

La semaine d'avant, cet hiver-là, nous avions vidé l’étable de Dagobert, notre âne, Grand Noir du Berry, et de Nanette, la douce ânesse du Cotentin qui porte ses petits. Cela fait partie du pacte immémorial qui lie les humains et leurs bêtes de somme. Nos soins, contre leur force, leur patience, leur endurance aussi.

Dagobert possède tout cela, au plus haut point. J’aime cet âne, véritablement. D’abord parce qu’il est splendide :1m 35 au garrot, un poil d’hiver, noir, luisant, épais, le dessous du ventre blanc et doux, les yeux comme fardés d’un trait de khôl, un magnifique maintien et une robustesse qui lui permet de tracter aussi lourd qu’un cheval. Ensuite parce que cet âne a une absolue confiance en nous, au point d’accepter de travailler la nuit, dans la neige ou sous des trombes d’eau, de franchir gués et ruisseaux d’un sabot assuré, de monter dans n’importe quel van sans broncher, du moment que ma main est posée sur son licol, et que Jean-Yves, le maître, dirige la manœuvre…

Et pourtant cette nuit-là. La voix d’Hervé,

«- Vite, vite. Venez vite . Dagobert. Ca ne va pas. »

celle de Jean-Yves, qui lui répond en s’habillant,

« - Où ça ?
– à l’étable »

Le réveil abrupt, la lumière vive qui aveugle, les vêtements mis n’importe comment.

Hervé, notre voisin-ami-copropriétaire, dort au-dessus des étables. C’est plutôt un calme, voire un taiseux. Son mètre quatre-vingt douze, sa carrure style Douillet (né comme lui à quelques bornes de Beaubec) le préservent d’habitude de tout énervement. Mais là, sa voix est comme tendue d’angoisse.

J’ai donc, comme Jean-Yves, sauté pieds nus dans les bottes de caoutchouc, et nous avons tous trois lourdement couru sous la pluie noire de décembre. Attention à ne pas glisser sur la borne branlante du coin de la haie. La torche n’éclaire rien. La pluie est froide. C’est interminable, mais enfin, voilà la masse sombre et carrée du bâtiment. La porte de l’étable est ouverte. La lampe électrique dessine un rectangle de lumière…

Soudain, je vois la scène, j’entends les coups…

A coups de sabot, à coups de dent, Dagobert attaque Nanette qui, épuisée, s’est traînée jusqu’à l’étable et gît étendue sur la paille. La merde et le sang giclent. L’ombre dressée du grand âne danse follement sur les murs et le plafond.

Il est en train de la tuer.

Jean-Yves et Hervé essaient d’entrer, mais Dagobert se redresse toujours contre Nanette, cabré, les sabots en avant, les dents découvertes.

Je hurle dans la nuit.

Mon cri a fait sursauter l’âne, qui s’est déplacé. Jean-Yves a pu sauter de côté, l’attraper au licol. Hervé s’avance. A eux deux, ils arrivent à maîtriser l’âne, qui a cependant mordu Jean-Yves au bras… Ils l'entravent, l’emmènent dans le champ du haut…

J’ai pris la grosse tête de mon ânesse dans mes mains. J’ai essayé de recenser les morsures, les blessures, sur tout le corps. J’ai tâté son ventre, bougé ses pattes. Je me suis assise tout près, elle a reposé sa tête dans mon giron, doucement.

Nanette, ma Nanette, ma sœur âne. Les hommes arrivent, nous commençons à soigner les plaies les plus apparentes. Nanette ne bouge pas. J’attrape du foin, je le lui présente. Là, dans mes mains, elle commence à manger.

Cela veut dire qu’elle ne mourra pas. Nous regardons tous trois, attentivement, les blessures : elles sont toutes superficielles.

Nous l’avons soignée du mieux que nous avons pu, l’avons essuyée. Elle a mangé, bu. Nous avons soigneusement refermé la porte sur elle.

La nuit était toujours noire d’angoisse.

J’ai proposé aux deux hommes du café, que j’ai servi dans la grande cuisine aux carreaux rouges, pendant que la pluie battait les vitres. Les hommes se sont assis à la longue table, les épaules rentrées, ils ont attrapé leurs tasses brûlantes, les ont serrées dans leurs mains. J’ai soigné la plaie au bras de Jean-Yves.

Personne ne parlait, à cause de la honte, aussi palpable que la chaleur de la cuisinière à bois.

A Beaubec, les animaux sont proches de nous. Les prés, juste derrière la haie, les accueillent à portée de voix, à portée de main. Depuis combien de temps le grand mâle poursuivait-il Nanette à travers champs ? Un jour, deux jours, trois jours ? Combien de ruades avait-elle données, combien de courses pour échapper à la trop lourde étreinte de l’âne ? Epuisée, elle s’était traînée jusqu’à l’étable. Depuis quand ?

C’était notre faute. Nous, les humains, sommes responsables des bêtes, qui par essence, sont innocentes. C’est le pacte qui en décide ainsi . Mais si nous sommes les maîtres, oui, si nous substituons notre ordre , parce que cela nous sied, à la brutalité primitive, nous sommes donc les garants de l’ancestrale paix des champs. Et là, nous n’avions rien vu. Rien fait.

Nous avions failli.

La sauvagerie mâle, je la connaissais. Quiconque vit aux champs la rencontre, dans les griffes du matou qui enserrent la chatte, dans la brutalité du coq monté sur la poule. Jusqu’aux plumages des oiseaux qui, dans leurs parades érotiques, étalent les couleurs violentes, criardes et métalliques, d’ armées se préparant à la guerre. Et le rut du cerf fait vibrer jusqu’aux arbres, violemment. Mais parce que c’était mon âne, et parce que je l’aimais, j’avais cru que Dagobert était exclu de la loi naturelle.

J’avais eu tort.

La voix de Jean-Yves a rompu le silence :

-« C’est parce qu’elle est tombée qu’il l’a attaquée! »

Hervé et moi l’avons regardé sans comprendre. Il a repris, les yeux toujours baissés vers sa tasse, en détachant soigneusement, rageusement, chacun de ses mots :

-« C’est parce que Nanette était trop faible qu’elle est tombée. Et il n’a pas supporté de la voir à terre. C’est pour cela qu’il est devenu fou. Il voulait qu’elle se relève. Si elle avait été plus forte, elle ne serait pas tombée. Elle aurait tenu le coup. Je vais la soigner, la fortifier. Je prendrai soin d’elle tous les jours. Quand je les remettrai ensemble, elle sera assez forte… »

Parfois, les êtres les plus proches de vous, ceux que l’on croit connaître, qui respirent votre air, qui partagent votre lit et vos pensées, vous échappent ainsi complètement. La seule idée de « remettre ensemble » Dagobert et Nanette me faisait horreur. Sans tomber dans l’anthropomorphisme bêlant, il me semblait crédible d’accorder à la bête la mémoire, au moins celle des coups. Comment Nanette pourrait-elle ne pas souffrir de la proximité du grand mâle ? Pourquoi l’exposer à nouveau à celui qui avait voulu la tuer ? Dans quel but ?

Et puis j’ai compris. C’était sa manière à lui d’exorciser la honte. D’effacer la faute. Recommencer. Autoriser Dagobert à saillir, mais dans son ordre à lui. Le soumettre à nouveau au règne des hommes…

Mais Nanette pendant ce temps ? Sa souffrance était-elle nécessaire, juste pour que Jean-Yves reconquiert ainsi sa dignité perdue de Maître ?

J’ai pris ma respiration, appelé mes mots à la rescousse, plaidé notre cause, la mienne et celle de ma sœur âne Sous mes arguments, les épaules des hommes s’abaissaient un peu plus. Mais Jean-Yves, relevant la tête, et me regardant de ses yeux si clairs, qui m’ont toujours percée jusqu’à l’âme, me demanda : « Et si je te jure que Nanette ne souffrira pas ? N’as-tu donc plus confiance en moi ? »

La nuit n’en finissait plus de peser sur cette maison.

Je savais que les deux hommes étaient tournés vers moi. Je sentais l’attente anxieuse de Jean-Yves, qui ne me lâchait plus du regard. J’étais lourde de ce regard, confrontée à lui, comme devant une sorte d’archaïque tribunal. . Les hommes avaient besoin de moi. Jean-Yves ne ferait rien sans mon accord. Mais comme je me sentais lasse, d’un coup…

J’ai dit à Hervé « et toi ? Qu’en penses-tu ? » et nous avons écouté sa lente réponse : « le vétérinaire vient dans le coin mardi. IL faudra le lui demander. S’il pense que c’est faisable, pourquoi pas ? »

Cela ne m’aidait pas. Le vétérinaire, je le connaissais bien, je savais qu’il approuverait le projet de Jean-Yves. Après tout, n’étions-nous pas en pays de Bray, là où chaque fermier possède des vaches, et en tire son sacro-saint « revenu » ? La mentalité paysanne n’accepte aucune sensiblerie, et si on caresse les petits agneaux orphelins, c’est pour qu’ils têtent plus goulûment la tétine attachée au seau qui remplace la mère. Ce n’était pas de la cruauté, non. Cela aussi faisait partie du pacte…

Jean-Yves, doucement, détaillait son projet. On n’allait pas remettre les ânes ensemble ainsi, bien sûr. Il y faudrait du temps. Il connaissait aussi un bourrelier qui vendait des muselières pour les chevaux. Et on entraverait les pattes de Dagobert, si nécessaire…

Je l’ai bien regardé. IL était toujours assis à la table, mais s’était redressé. Derrière lui, l’aube commençait à traverser les carreaux de la cuisine. Il m’attendait, et comme d’habitude, la chaude vague de confiance et de tendresse qui m’apportait à lui me traversa.

J’ai dit d’accord. On demanderait au vétérinaire, qui bien entendu aquiescerait.. ON retaperait Nanette, on surveillerait le grand âne, on l’entraverait si nécessaire, et au printemps un nouveau petit naîtrait.

Hervé a alors demandé : « Et Dagobert, jusqu’à mardi ? Qu’est ce qu’on en fait ? »

Comme j’étais lasse ! Je suis allée fermer la lumière électrique (le jour entrait de plus en plus) et j’ai dit, mais ce n’était pas drôle : « Dagobert ? Allez, ouste ! En tôle, à Vilnius ! »

Au printemps de l’année suivante, le petit est né. Il était beau, ressemblait à son père. Nanette, comme l’excellente mère qu’elle est, ne le quittait pas. Mais elle ne s’opposait pas à ce que nous approchions de lui, et même, du museau, le poussait vers nous, comme pour nous le présenter…

Ce printemps-là, peut-être plus que tous les autres, Beaubec était magnifique sous ses pommiers pomponnés, en robes de mariée blanches et roses…

Mais pourtant, c’était comme si j’avais perdu une partie de moi. Je n’ai compris que le jour où je suis allée vider l’étable : l’odeur, l’odeur familière et rassurante, me faisait dorénavant horreur. La quiétude et la sécurité étaient parties, emportées par cette nuit d’hiver, glaciale et furieuse...


Mon dieu, mon dieu, est-ce cela, vieillir ? Perdre, l’un après l’autre, tous ses refuges ?

Beaubec, le 9 mai 2004

Clopine Trouillefou




 
Emil

16/08/2005
17:29
re : message-nouvelle promis de longue date à Guydufa

Chère Clopine, n'oubliez pas de lire le roman de Pierre Jourde, Pays Perdu, qui vous fera retrouver avec un égal brio les saveurs organiques et fermentées qui embaument votre nouvelle.

Emil
 
guydufau

16/08/2005
18:13
re : message-nouvelle promis de longue date à Guydufa

Mille mercis Clopine
Ce n'est pas long, juste le temps de constater
-que l'odeur de l'étable est plus évocatrice qu'un parfum de Guerlain
-que Balthazar s'appelle Dagobert
-que le non-connu sur la folie passagère est grand
-que...que...que...
et que j'ai, moi aussi, à avoir exécuter une promesse
 
Clopine

02/09/2005
14:40
re : message-nouvelle promis de longue date à Guydufa

pour Emil :

j'ai donc lu Pierre Jourde, qui parle effectivement de ce qui reste de l'ancien monde paysan et n'évite pas l'organique, et en ce sens, rejoint un peu mon univers (si j'ose dire). Cependant, vous me permettrez de voir une différence essentielle entre cet auteur et mes petites tentatives littéraires : la lumière. Pierre Jourde, d'après ce que je viens de lire, décrit les lieux d'ombre et les personnes marquées. Il s'attarde sur les "tares" (alcooliques, demeurés) et le sordide...

Ma ruralité, je la vis et la ressens au contraire comme une source de lumière. Certes, mon pays de Bray a également son lots d'idiots congénitaux, de fermes crasspouecs et de tables dégueulasses où l'ordonnance du docteur colle à la crasse accumulée, au point de devoir aller chercher le couteau pour la détacher. D'eux-mêmes, les paysans d'ici donnent l'image de balourds "seuls les moins malins sont restés à la terre".

Mais voilà, ce n'est pas mon propos. Ce que je cherche à dire, sans doute maladroitement, c'est une des innombrables figures de l'amour, à travers un quotidien rural. Je voudrais, je cherche à vivifier mon écriture, et ce qu'elle raconte, par cette description de l'amour, qui sous-tend ce que je vis comme la lumière sous-tend le réseau de sève d'une large feuille de rhubarbe ou de bettes.

Il me semble que la ruralité est un des endroits où cette lumière brille le plus. Même à travers les morsures d'un âne, ou la piqûre d'un frelon, ou la récolte de pommes à cidres. Univers enfoui, englouti, presqu'entièrement perdu certes, mais aussi, comment dire ? "fractal" : il y a autant d'amour, ou plutôt c'est le même amour qui sourd et court du brin d'herbe au rire de mon enfant. C'est cela qui me semble intéressant à raconter. ou à tenter de raconter.

Moi qui me suis longtemps perdue dans les villes et leurs fumées, je sais la largeur de la barrière à traverser pour comprendre et vivre ainsi. Pierre Jourde décrit avec un bien grand talent cet univers, atlantide du 21è siècle... Mais ce n'est pas tout-à-fait le mien !

(ouf, d'ailleurs, car sinon je n'aurais plus qu'à poser mon stylo. Et franchement, que faire, sinon écrire, dit-elle ??)

Merci quand même, de tout coeur, pour la découverte de cet auteur

Clopine


 
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