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Henry Faÿ

05/08/2007
19:42
une querelle avec Alain Badiou, philosophe

Le 15 juillet, Victor Malka avait pour invité Eric Marty, auteur d'un livre polémique dirigé contre le philosophe Alain Badiou, la querelle avec Alain Badiou, philosophe. J'ai fait une retranscription de cet échange. Il manque les premières minutes de l'émission, que j'ai malencontreusement écrasées.



...
VM : Qu’il ne dissimule pas son souhait de voir disparaître l’État d’Israël.

EM : alors ça, c’est aussi un lieu commun je dirais du présent, non pas du passé, pas d’un passé lointain. Là-dessus…C’est hallucinant, ce qu’il écrit, hallucinant parce que beaucoup d’antisionistes souhaitent que l’État d’Israël disparaisse.

VM : ils ne le formulent jamais réellement de manière aussi claire quand ils le formulent

EM : ils ne le formulent pas et quand ils le font, c’est pour envisager les dégâts. Ce n’est pas la cas de Badiou. Pour lui, Israël est un État colonialiste, qui fait des massacres. Il envisage sa disparition avec beaucoup de sang froid. Il dit même que ça serait beaucoup moins pire que l’Algérie ou l’Afrique du Sud, puisque c’est un État beaucoup plus récent… Beaucoup plus récent sous-entendant que donc, ça ferait beaucoup moins de mal que l’État d’Israël disparaisse. Quand on songe évidemment au temps juif d’Israël, c’est assez plaisant. Quelle que soit l’aberration. Il y a quelque chose, un trait typique de Badiou, une forme de volonté de maîtrise. Je pense qu’il n’a pas de passion. Badiou veut toujours maîtriser les choses, parler des choses avec le flegme du philosophe cynique, au fond, qui étudie le monde du haut de sa chaire, qui ne souffre jamais pour l’autre.

VM : ce qui est étonnant dans sa démarche, on ne voit pas qu’il ait réfléchi à un itinéraire de deux mille ans avec tout ce qu’il a représenté dans le domaine de la civilisation, d’un certain nombre de grands noms du judaïsme.

EM : alors je crois que Badiou ne connaît pas du tout la pensée juive la Bible, le Talmud etc. ni même qu’il y ait une pensée juive par la suite. Au fond, ce qui l’intéresse c’est justement tout ce qui rompt et neutralise le judaïsme au sein de cette communauté, donc par exemple les noms de sa…

VM : vous dites qu’il n’aime les juifs que lorsqu’ils sont détachés de leur communauté. Il a une admiration sans bornes pour le juif lorsqu’il devient chrétien, vous parlez, ce n’est pas le cas de tous de Saint Paul, Spinoza, Marx, Trotski, de Freud

EM : c’est une liste complètement hétéroclite, et qui montre bien le peu de sérieux de Badiou. Pourquoi pas Simone Weil par exemple ? C’est bizarre qu’il n’ait pas pensé à Simone Weil. Il n’en parle pas. Ça aurait été intéressant, je ne sais pas qu’il lui consacre un chapitre.

VM : d’autant plus qu’elle est passionnante à bien des égards

EM : elle est fascinante. Non, il n’en parle pas

VM : pourquoi, parce qu’il ne la connaît pas ?

EM : ça compliquerait un peu les choses, ça serait sa liste…

VM : (sur un ton indigné) elle est grotesque pardonnez-moi de vous le dire, je trouve ça digne de la copie d’un élève qui passe son bachot et qui l’aurait raté en plus.

EM : voila la culture je dirais de Badiou. Je ne dis pas, je pense que Badiou est par ailleurs un homme cultivé, une culture parfois superficielle

VM : il y a une mauvaise foi

EM : mais il y a peut-être pire que cela, moi, ce qui m’a frappé dans ce livre, c’est bien sûr cette liste. Des juifs qui sont des non juifs

VM : ce que vous appelez la liste de Badiou par référence à la liste de Schindler

EM : les juifs qu’on peut sauver qui ont le droit de nom de juif parce que justement ils ne sont pas juifs.
Ce qui m’a quand même frappé, c’est que le livre est coécrit avec une personne qui s’appelle Cécile Winter dont le nom d’ailleurs n’apparaît pas sur la couverture, bizarrement.

VM : vous vous en étonnez, vous en tirez une certaine conclusion

EM : peut-être qu’il y a un problème par rapport à ce nom là qui est un nom juif

VM : elle ne conteste pas qu’elle le soit

EM : non au contraire mais comme juif de négation, je voudrais dire quelque mots là-dessus. Son texte paraît en annexe. Ça s’appelle Le signifiant maître des nouveaux aryens, c’est le nom juif. Le nom juif est aux yeux de Cécile Winter ce qui représente le nom des nouveaux aryens, les juifs communautaires. Les juifs d’Israël qui s’intitulent eux-même juifs, les juifs communautaires, les juifs d’Israël sont les nouveaux aryens.

VM : moi je suis un nouvel aryen, très bien

EM : sans doute, moi, ce n’est pas le cas. Ce qui est assez amusant dans l’histoire ou tout à fait effrayant, Badiou présente cette femme dans sa préface. Il la présente comme celle "que certains pourraient appeler juif de négation". Ce qui intéresse Badiou finalement dans l’association, dans la récupération, dans l’appropriation qu’il peut faire de certains juifs, ce n’est pas seulement les juifs en rupture communautaire, les juifs déjudaisés, comme Marx, comme Trotski, Trotski par exemple qui n’a jamais eu d’éducation juive. Non, il y a plus que ça. Ce qui l’intéresse, ce à quoi il s’associe et ce qu’il s’approprie, c’est une autre figure juive et qu’il appelle avec une sorte de curieuse formule : « certains pourraient l’appeler juif de négation », il y a là un pas supplémentaire dans un rapport tout de même très très étrange, très contourné, très oblique et presque inversé au mot juif.

VM : comment vous interprétez tout ce paysage là pour le philosophe que vous êtes ?

EM : je crois que, c’est à la fois étrange et en même temps intéressant. Personnellement je crois que ça correspond en gros à une crise du politique. Cet investissement de la question israélienne, la question juive tient simplement au vide sidéral, vide politique pendant quarante, cinquante ans, un vide qui est dû, un phénomène historique, d’évolution de l’histoire. L’investissement au fond dans des processus émancipateurs dans des processus révolutionnaires, des processus de conflits et de négation n’a plus d’objet au fond en Europe même. Israël, la question juive redevient une question qui tourmente à nouveau, qui est investi de cette passion.


VM : c’est un des thèmes dont vous aviez déjà parlé dans bref séjour à Jérusalem

EM : voilà, et en ce sens Badiou est dans la continuité des gens dont j’ai parlé dans bref séjour à Jérusalem, avec ceci que lui apporte sa propre folie. Il y a quelque chose de très pervers dans la façon dont Badiou joue avec la question juive. Il y a des formes d’enfermement, des raisonnements absolument aberrants dans son propos qui sont aussi inquiétants.

VM : il y a aussi une autre idée, il pose une synonymie entre élection et l’extermination et là véritablement c’est un sujet qui est scandaleux.


EM : c’est très troublant. Comment résumer cette pensée ? Au fond, pour lui, le fait de se définir juif donc de se figurer comme exception n’est pas très différent de la manière dont les nazis…

VM : (s’emporte) mais on n’a jamais dit qu’on était exceptionnels. Qu’il nous demande ce que nous entendons par élection, on lui dira que c’est un devoir, une responsabilité plutôt qu’un droit

EM : ce que je dirais c’est qu’il y a un supposé désir de mise à part des juifs que Badiou attribue aux juifs, qu’il identifie au fond à la mise à part faite par l’antisémite. Au fond, le prédicat identitaire, qu’il soit négatif comme c’est le cas dans la vision antisémite ou qu’il soit positive dans ce supposé désir de réalisation, c’est la même chose. C’est pourquoi Badiou dit, au fond, les juifs, en se disant juif s’exposent à un très grand péril. Il leur dit mais attention.
Il dit en gros, finalement, en vous mettant en avant, en vous prétendant ceci ou cela…

VM : vous vous exposez à…

EM : vous vous exposez au pire. Quand il dit que cette mise en exception des juifs, au fond, il dit, finalement, c’est Hitler qui l’a pensé de la façon la plus conséquente, c’est-à-dire que...

VM : quand vous parliez de perversité, là, véritablement, on la touche du doigt

EM : c’est là quelque chose de pervers, il faut voir aussi la façon dont il le dit, la façon dont il constitue cette idée de vision hitlérienne. Il dit ceci : car ce sont après tout les nazis qui ont les premiers ; j’aime bien le après tout

VM : rire, c’est ça

EM : c’est le après tout qui signe le petit rire, le ricanement cynique, qui ont les premiers, avec un rare esprit de suite, avec un rare esprit de suite tiré toutes les conséquences d’une mise en exception radicale du signifiant juif

VM : excusez moi de vous dire, vous considérez ça pas comme antisémite, je trouve ça méprisable, ces phrases là sont méprisables, ça me donne envie de vomir

EM : non, moi aussi pas antisémite, Badiou le dit pour le regretter. Il construit un mythe d’un nom juif qui n’aurait jamais aucune existence historique, qui n’aurait pas cette autonomie, qui serait à sa disposition car au fond, il y a en fait un mythe juif chez Badiou. Il y a un mythe juif de Badiou, c’est le juif qui parle de mathématiques dans le désert, le juif qui spécule, le juif avec un gros cerveau, c’est le juif penseur


VM : quand il invite les juifs à oublier l’événement où s’est prescrit leur anéantissement, ça correspond à quoi ?

EM : c’est un passage assez étrange, dans un entretien au Haaretz

VM : pour dire que Haaretz correspond à peu près mutatis mutandis au journal Le Monde

EM : c’est un journal qui aime bien la provocation

VM :ah oui

EM :Alain Finkielkraut en sait quelque chose…

VM :en sait quelque chose

EM : dans cet entretien, il dit ceci : si on veut résoudre le problème de la guerre infinie au Moyen-Orient, il faudra arriver, et je sais que c’est quelque chose de difficile, à oublier l’Holocauste. Alors, évidemment, l’interlocuteur tombe des nues. Oui, dit Badiou, la formule est en apparence inacceptable. Badiou dit bien ce qu’il veut dire. Parce que, au fond, à ses yeux, il ne faut pas que l’identité juive puisse se nourrir de quelque façon que ce soit à ce souvenir, à cette mémoire. Badiou n’est pas pour autant négationniste, il ne dit pas qu’il faut effacer l’Holocauste. Il appelle ça l’Holocauste, il pourrait appeler ça la Shoah, il n’aime pas ce mot…

VM : oui, il n’aime pas ce mot

EM : il n’aime pas ce mot, ça le gène.

VM : ça le gène parce que c’est un nom de résonance hébraïque, biblique et que Holocauste, ça corresponde beaucoup plus à ce qu’il veut dire.

EM : donc, pour lui, il faut surtout pas, au fond qu’il puisse y avoir une mémoire juive de l’événement juif. L’événement n’est pas défini comme nul, il a eu lieu, bien sûr, Badiou est contre le négationnisme. Il faut dit néanmoins Badiou l’oublier. Il faut que s’il y a une subjectivité juive, qu’elle soit hors de toute mémoire de cet événement.

Pause musicale, chant yiddish
************************************

VM : Je rappelle que notre invité ce matin est le philosophe Éric Marty qui vient de publier aux éditions Gallimard Une querelle avec Alain Badiou, philosophe.

Éric Marty, vous semblez considérer que nous l’avons dit tout à l’heure, malgré leur caractère outrancier, ces thèses ne sont pas identifiables à un antisémitisme mais vous dites quand même qu’elles sont triviales.

EM : elles sont triviales et c’est ce que je voulais dire en même temps, elles reprennent les stéréotypes d’hier, d’aujourd’hui et du futur, je dirais, c’est souvent le cas, perverses. Badiou associe les deux niveaux de reprendre de bons vœux topoïs, des propos éculés, en même temps, il y a son style, son style qui est un style très logique, très argumenté, très rigide qui donne une inflexion très singulière à son propos.

VM : c’est la raison pour laquelle vous parlez de lui comme un philosophe scélérat

EM : alors si j’ai parlé de philosophe scélérat, alors, je pense qu’il y a un grand problème dans la pensée de Badiou, c’est l’autre

VM : pas à la façon lévinasienne

EM : son problème, justement, c’est cette absence. Il devrait lire Lévinas, je pense qu’il méprise la pensée de Lévinas. C’est quelqu’un qui est obsédé par un concept qui est le concept l’égalité. C’est pourquoi la question juive le taraude, parce que Badiou, disons a un grand système, une grande métaphysique, un universel englobant la planète et cet universel ne peut avoir de fondement selon lui que l’égalité. Quelle égalité ? Celle du même, celle du vide. C’est donc un univers où l’égalité n’est pas ce qu’elle est pour nous tous, à savoir une structure de relations entre des différences et la possibilité justement d’une égalité entre différences. Sa vision de l’universel est une vision totalement totalitaire, uniformisante où le même est la seule instance possible. Alors, en effet, philosophe scélérat, au sens où cette vision là du monde qui exclue totalement l’idée de l’altérité et entre autres de l’altérité juive m’apparaît en effet comme définissant strictement le scélérat.

VM : que voulez-vous dire quand vous dites que le mot juif est fatigué ?

EM : je pense qu’il y a deux mots dans la langue pour désigner finalement la même chose, le mot juif et le mot Israël, en quelque sorte. Il me semble que le mot Israël a été beaucoup moins l’objet d’attaques. Il y a une chose qui m’a toujours frappé, c’est quand vous savez le régime nazi a voulu obliger, a obligé pour les juifs d’Allemagne les hommes à porter le nom d’Israël, les femmes le nom de Sarah, un des ministres a dit Israël c’est trop honorifique, il vaudrait mieux qu’il s’appelle Juda. La chose n’a pas été reprise mais c’était symptomatique. Le mot israël est un nom qui est assez invulnérable

VM : il cristallise sur lui la vigilance sourcilleuse et satisfaite des intellectuels

EM : c’est vrai, il est beaucoup moins souillé. Le mot juif est un mot fatigué, on a envie qu’il se repose et on n’a pas envie d’entendre surtout Badiou en parler.

VM : en même temps, ce qui est inquiétant, c’est que vous signalez à juste titre que les thèses de Badiou, une partie des thèses de Badiou que vous venez de résumer expriment l’opinion majoritaire en France. J’ai envie de dire que c’est inquiétant de penser que la majorité de l’opinion souhaiterait la disparition de l’État d’Israël

EM : alors, quand j’ai dit, effectivement, c’est une partie… celle concernant la disparition de l’État d’Israël, il ne semble pas… Badiou reprend de vieux stéréotypes éculés sur la question juive et sur Israël. Sur la question de la disparition de l’État d’Israël, je crois que les Français, même s’il y a une propagande incroyable contre l’État d’Israël, il y a tout de même un certain respect.

VM : il y aune limite qu’on ne dépasse pas.

EM : tout à fait

VM : vous vouliez évoquer quelque chose au sujet des Temps Modernes

EM : Quand j’ai publié un long texte, l’avenir d’une négation qui est consacré donc au livre de Badiou, Badiou a fait une réponse. Ce qui m’a frappé, c’est sa réponse ; dans sa réponse, à aucun moment il ne conteste sur la question juive, il ne conteste pas l’impératif que les juifs doivent oublier le Shoah etc. Ce à quoi il a répondu par une série d’insultes ; je suis défini comme un agent de la CIA…

VM : c’est classique, pas d’effort d’imagination

EM : comme sarkozyste, bien sûr

VM : c’est nouveau

EM : comme anti-arabe, obscurantiste, comme employé médiocre des grands organismes, comme un aventurier d’écriture ayant mangé à tous les rateliers. On retrouvait, ce qui était frappant absolument tout le vocabulaire stalinien.

VM : j’ai envie de vous poser la question qui me brûle des lèvres : pourquoi prenez-vous Alain Badiou au sérieux ?

EM : c’est la plus grand intellectuel français de tous les temps, je plaisante à peine.

Lui-même se définit ainsi. Dans sa réponse, il s’offusquait tout de même qu’on puisse s’attaquer au philosophe le plus traduit et les plus vendu dans le monde ; une certaine vanité.

Hélas, c’est un peu vrai. Je pense qu’il vend beaucoup moins de livres que Michel Onfray ou Bernard Henri Lévy, quand même, c’est un philosophe relativement connu et important et il est devenu un petit peu je dirais un produit d’exportation de la France. Le monde entier est habitué à ce qu’on ait des Sartre, des Voltaire. Badiou hélas a pris la place. Il se bat pour faire des conférences. Il a une certaine réputation, le fait est que je l’ai pris au sérieux à cause de ça.

VM : vous dites que pour lui, les faits importent peu, la réalité est écrite d’avance ; la vérité est écrite d’avance, pour lui.

EM : je pense que dans sa philosophie, de toutes façons, l’ordre de la réalité n’existe pas. La réalité n’est pas une notion, un concept qui entre dans le champ de sa philosophie. En cela, il est absolument opaque à l’histoire, par exemple. L’histoire n’est pas une catégorie non plus de sa pensée. Il est dans une espèce d’idée éternelle. La réalité est tout à fait loin de lui.

VM : une dernière question, Éric Marty, il y a une formule superbe de Frantz Fanon que vous citez dans ce livre. J’ai envie de la citer parce qu’elle me plaît beaucoup. La formule est la suivante : quand vous entendez dire du mal des juifs, dressez l’oreille, on parle de vous.

EM : c’est une phrase formidable. Elle est formidable pour plusieurs raisons. Dans cette phrase, Fanon, je ne sais pas si tout le monde le sait était un militant noir défendant l’émancipation des noirs. Il dit que le mot juif a quelque chose à voir avec tout le monde, que le mot juif est quelque chose d’universel et c’est ça qui est magnifique.




 
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