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Vialatte

16/03/2006
01:25
voici l'extrait promis...

<< Dès lors, il se sentait de taille à aborder l’heure solennelle de l’agenda. L’agenda était un gros livre relié de noir, à tranche marbrée, dont le millésime s’ornait d’un paraphe d’or. On l’achetait quatre francs aux Galeries du progrès, et une fois chez M. Vingtrinier, on le trouvait sous la galantine, ou sur le bol de vinaigrette qui restait du repas de la veille et servirait encore pour le poireau du soir. Telle était l’apparence mesquine de l’agenda. Mais dans les mains de M. Vingtrinier, l’agenda s’était transcendé. Il était devenu une grande institution, une représentation de la vie, et finalement la vie même. M. Vingtrinier s’y vouait. C’était une mystique. Il ne vivait plus que pour ce fétiche d’or et de ténèbre, pour ce dieu d’une morale tatillonne, sans obligations ni sanctions. Il était entré dedans, il y avait disparu comme Alice dans l’envers de la glace. Sa vie terrestre n’était plus qu’un alibi. Sa vraie vie était celle de ce fantome surmené que l’agenda trainait à une cadence de rêve, de page en page, de grands projets en grands travaux, du commencement à la fin de l’année.

Car M. Vingtrinier ne faisait rien. Il est difficile de faire moins que ne faisait M. Vingtrinier, si l’on ne convient pas d’appeler faire quelque chose se réciter du Hérédia en face de son miroir à barbe, regarder sa chaussette percée, tuer les mouches par vingt-trois dans l’arche des David, ou compter les bons-primes d’une veuve gémissante. M. Vingtrinier ne faisait donc rien, mais ce rien il le faisait à l’heure. Son oisiveté ne lui laissait aucun loisir ; elle le poursuivait sans trêve. C’était le bagnard de l’inaction, le persécuté de la paresse, le damné du désoeuvrement. Sa journée était un néant, mais il n’y eut jamais de néant si distribué, si ramifié, si réparti et si souvent chronométré.

Nul ne saura jamais les choses magnifiques qu’eût accomplies M. Vingtrinier dans le bref espace d’une vie de mammifère fatigué s’il n’a pas jeté un coup d’oeil dans l’agenda de cet homme ardent par la pensée. Nul ne connaitra sa vraie vie, j’entends celle qui se jouait au-delà des apparences quadrillés de rouge et de bleu où le vulgaire engage des chiffres. M. Vingtrinier ne se servait jamais de chiffres, ils donnent à leurs colonnes l’air d’un papier tue-mouches. Le chiffre est noir, cornu, funèbre, compliqué comme un corbillard ; quand les comptes se font en chiffres, il semble toujours à l’homme que sa nature s’attriste ; il lui en reste une dépression. En revanche les rêves, les imaginations, les belles pensées, les vastes tâches, les mille occupations d’une existence savante soutenues d’ambitions distinguées se prennent et gazouillent comme des oiseaux des îles dans les rets bleus et rouges d’un agenda bien fait. >>

 
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