
LAURE ADLER
ET RADIO FRANCE
EN PROCÈS CONTRE LEURS AUDITEURS.
Chronique d'un procès pour l'image : le droit à la caricature.
par
Florence Millet
Vendredi 8 juin dernier s'est tenu un procès pour le moins surprenant,
à la 17ème chambre correctionnelle du palais de Justice de
Paris. Un procès pour "injure publique" intenté
par Laure Adler, ancienne directrice de France Culture, et Radio France
contre un auditeur, Antoine Lubrina, également président
du Rassemblement des Auditeurs Contre la Casse de France Culture (RACCFC).
Motif ? Une caricature représentant Laure Adler, devant la
Maison de la Radio, brandissant diverses pancartes. Sur l'une d'elles on
lit : "Vivre et penser comme des porcs", titre d'un
essai du philosophe Gilles Châtelet, qui fustige les "cyber-gédéons"
et les "turbo-bécassines" des démocraties-marchés,
la corruption de la société du spectacle, la dégradation
des services publics. La parution de cet ouvrage avait provoqué
un grand retentissement dans les milieux intellectuels. Ce dessin
satirique a été envoyé à un certain nombre
de producteurs, de réalisateurs et de journalistes de France Culture,
invités à l'assemblée générale de l'association
en juin 2005. Qu'est-ce qui a motivé Radio France et l'ex-dirigeante
de la station à passer devant le juge ? Incompréhension
de la part de l'accusé qui ne souhaitait pas offenser, mais interpeller
sur ce qu'il juge une dégradation des programmes et services de
l'une de nos institutions. Heureux toutefois que la presse et l'opinion
publique s'intéressent à sa cause. Cette audience exceptionnelle
relance le débat autour de la liberté d'expression et interroge.
Le RACCFC déplore depuis 1997, et surtout depuis 1999, date de l'arrivée
de Laure Adler à la tête de France Culture, le tout-direct,
le tout-audimat, et estime que la qualité des émissions proposées
est déplorable. "France Culture est devenue une radio commerciale,
où tout n'est plus que promo. Où sont donc passés
les spécialistes qui répondaient à des thématiques
bien précises ? Aujourd'hui ils sont remplacés par de piètres
journalistes qui ne font que de l'actualité", regrette
Antoine Lubrina. Et lorsqu'on lui demande ce qu'il a ressenti à
l'annonce de cette action en justice, il répond "Nous sommes
des gens blessés. Nous n'avons pas eu l'occasion d'être confrontés
à Mme Adler car le débat contradictoire a été
supprimé ! Aujourd'hui nous constatons tristement que la liberté
d'expression est un domaine réservé."
La caricature de trop. La salle d'audience est comble. De nombreux
auditeurs sont venus pour soutenir la cause du RACCFC, et tous attendent
avec impatience l'exposé des plaignants. Les visages sont plutôt
détendus. On s'étonne en revanche qu'il n'y ait pas de confrères
de France Culture pour appuyer leur ancienne collègue et directrice.
Lors de l'énoncé des motifs de la plainte, on entend quelques
rires moqueurs dans la salle : "Elle n'a décidément
rien compris !"
Et il aura fallu deux heures d'audience pour faire le point. En définitive,
on aura peu parlé de la caricature en tant que telle. Laure Adler,
très professionnelle, nous a presque arraché une larme lors
de sa plaidoirie. "Vous m'avez réduite à une femme
prostituée, prostituant la culture. Arrêtez de personnaliser
ce que je n'ai jamais fait." Pressions. Menaces. Appels des RG
pour ne pas qu'elle se rende à tel évènement sous
prétexte que les membres du RACCFC sont là. Harcèlement ?
C'est finalement ce dont elle accuse M. Lubrina, lui reprochant de voir
placardés ces dessins satiriques jusqu'à l'intérieur
de la Maison de la Radio. Cette caricature était celle de trop.
Laure Adler s'est dite blessée, diffamée, violentée
en tant que femme, que mère et que directrice de France Culture.
Puis c'est au tour de Jean-Paul Cluzel d'expliquer son soutien à
son ancienne collaboratrice. Le président de Radio France a jugé
bon de rappeler que le budget de France Culture provient de la redevance
et non de la publicité, avant de s'insurger : "Dans notre
travail, nous n'avons pas le sentiment de vivre et de penser comme des
porcs !" Les deux plaignants prétendaient ignorer l'existence
de l'ouvrage de Châtelet.
Sur le banc des accusés, Antoine Lubrina, instituteur à la
retraite, se défend de toute attaque sexiste. "Nous n'avons
jamais eu l'intention d'injurier Mme Adler. Nous ne l'avons pas harcelée
non plus. N'importe qui aurait pu afficher ces dessins dans les locaux
de la station. De nombreuses émissions sont publiques, sans compter
les centaines d'employés qui y travaillent. Nous avons caricaturé
son prédécesseur Patrice Gélinet, et maintenant son
successeur David Kessler. C'est la gestion de la station imposée
par les pouvoirs politiques et le CSA que nous dénonçons.
Cette gestion vise à détruire l'esprit de service public,
l'université populaire qu'était France Culture."
Et il ajoute : "La caricature est un moyen de diffuser notre
message et d'attirer l'attention. Le seul reproche que l'on puisse me faire,
c'est de ne pas avoir mis en italique ou entre guillemets le titre du pamphlet,
comme l'exige la règle française." Le président
du tribunal demande : "On a le sentiment que vous regrettez la France
Culture d'avant ?" "OUI !!!", franc et sans hésitation
de l'inculpé et de l'assistance. "France Culture a perdu
sa vocation patrimoniale première. Combien ont passé leur
bac, et fait leurs études en écoutant cette station ? Or,
en 1997 : changement de direction et de programmation. La radio se met
au service des politiques et du marché, ce qui ne laisse plus beaucoup
de place pour les idées. Les logiques marchandes et culturelles
sont incompatibles !"
Mobilisation. En tout cas, ce procès est une formidable publicité
pour son association. Et il ne cache pas une certaine fierté. "Le
débat sur la qualité des programmes de France Culture est
enfin ouvert publiquement. Nous résistons avec de petits moyens.
Nous manifestons dans la rue, aux portes des théâtres, à
l'entrée des musées. Notre mouvement a toujours été
bien accueilli par les autres citoyens. Ils comprennent et soutiennent
notre combat". Ce qui est certain c'est que ce passage devant
les tribunaux relance leur action : le nombre d'adhérents a doublé
! Et la mobilisation continue : la pétition de soutien compte
10 000 signataires.
On s'étonne donc que cette affaire n'ait pas été plus
médiatisée. Autocensure de la part des directions ou désintérêt
des rédactions ? Toujours est-il que rares étaient les journalistes
présents à l'audience. Il semblerait que France Culture ait
cherché à étouffer l'événement. Pourquoi
? Alors que le procès Charlie Hebdo et les caricatures de Mahommet
avaient provoqué un tollé médiatique, cette autre
histoire de caricature ne passionne pas la presse, que l'on a connue plus
virulente en matière de liberté d'expression. Peut-être
parce que certains responsables des plus grands titres (Le Monde, Les Inrockuptibles,
Le Figaro, etc.) ont leur propre émission sur les ondes de France
Culture, et que d'autres canards tels que L'Express, Télérama
et Le Nouvel Observateur, ont su développer des partenariats privilégiés
avec la radio. On comprend alors mieux les raisons de ce silence. Or, ne
s'agit-il pas de défendre nos droits fondamentaux que sont la liberté
d'opinion et d'expression ? Le cas est-il si différent de celui
de Charlie Hebdo ? Est-ce raisonnable pour la liberté de penser
qu'une radio publique entretienne des liens avec des médias privés
? "Nous sommes sous un régime de république bananière
de la presse et de l'édition !" constate amèrement
le président du RACCFC. Tout le monde a-t-il finalement le droit
de caricaturer ?
Les conclusions de maître Olivier d'Antin, avocat de M. Lubrina,
font apparaître toute la mauvaise foi de l'accusation. "L'ouvrage
de Châtelet était inconnu de Mme Adler et de M. Cluzel ? Pourtant,
une revue de presse de Radio France figure sur la page web de la Fnac se
rapportant à l'ouvrage." Et il démontre ensuite
avec quelques pointes d'ironie que si la caricature était directement
adressée à la personne de Laure Adler, il aurait été
écrit "vivre et penser comme des truies", avec
une Laure Adler pourvue d'un groin. Satisfaction dans la salle. On reste
néanmoins sur le paradoxe suivant : pourquoi dépense-t-on
l'argent public pour attaquer en justice des auditeurs, contribuables ?
Sachant que le délit pour injure publique peut coûter un an
de salaire, on comprend mieux qu'il s'agit de porter un coup au portefeuille
des associations d'auditeurs. C'est une épreuve de plus pour les
défenseurs de la liberté d'expression qui osent s'attaquer
à des médias tout-puissants avec pour unique moyen la dérision.
Une affaire qui ne grandira pas l'image de France Culture. Ce procès
condamnera-t-il une erreur de mise en forme ? Verdict attendu le 7
septembre.
11 juillet 2007
Voir aussi les croquis de l'audience

Le prévenu,
Antoine Lubrina, à sa sortie du tribunal
|

La
plaignante, Laure Adler
|

Un témoignage
de sympathie de Siné... |
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