
Pourquoi la Casse de France
Culture ?
Je me suis longtemps demandé, sans doute comme
tous les anciens auditeurs de France Culture, pourquoi, depuis 1997, le
gouvernement avait pu programmer la dégradation et la disparition
de cette chaîne de Radio. En effet, le seul garant de la qualité
du service public, c'est bien en dernier ressort le gouvernement .
Contrairement à ce que pensent certains, cette casse n'est pas accidentelle,
due à la nomination de directeurs non adaptés ou qui ont
besoin de trouver leurs marques. En fait c'est tout Radio France qui subit
de plein fouet cette dégradation. Et l'arrivée des nouveaux
responsables, spécialement Jean Marie Cavada qui vient de la télévision
avec ses affidés et qui a possédé une chaîne
de production privée, est un plan logique mûri de longue date.
On pouvait penser, dans le cadre de la mondialisation libérale des
marchés qui n'épargne aucun pays, qu'un petit îlot
de réflexion et de liberté comme France Culture pourrait
passer à travers les mailles.
La Comédie Française et l'Opéra semblent, pour un
certain temps, à l'abri d'une telle disparition. Ces institutions
continuent à produire des œuvres de très grande qualité,
mais, à la différence de France Culture, elles font partie
du spectacle, et dans les classes dirigeantes il y a une écoute
pour ces productions.
Il n'en est pas de même pour France Culture qui s'adressait directement
à l'esprit, à la conscience, avec des créations qui
n'avaient pas peur d'aborder le cœur de la pensée, entre autre dans
les domaines de la philosophie, de l'histoire, de la littérature
avec toujours les meilleurs spécialistes dans un langage accessible
à tous. Ce qui permettait l'écoute de personnes extrêmement
modestes, peu cultivées, mais à l'esprit ouvert, comme ce
brave homme qui, ayant entendu une émission sur la journée
du neuf Thermidor, écrivait à la chaîne "Je
voudrais des documents, ce monsieur Pierre Robert m'intéresse".
Il pensait à Robespierre.
Combien de paysans sur leur tracteur, d'ouvriers, de lycéens, d'étudiants
se sont construits avec l'ancien France Culture ! Les associations qui
luttent contre la dégradation de cette radio, mais aussi les journaux
et les hebdomadaires comme Télérama ont reçu un nombre
impressionnant de courriers qui témoignent dans ce sens.
Oui, France Culture était une exception dans le paysage médiatique
mondial. Les gouvernants, les députés, les décideurs
dont Antoine Riboud, s'ils vont parfois avec leurs invités à
la Comédie Française ou à l'Opéra, n'écoutent
pas et connaissent seulement par ouï-dire cette radio. Ne parlons
pas de la presse. Les journalistes sont trop plongés dans l'actualité
pour l'écouter. Les auditeurs étaient des gens modestes appartenant
à tous les milieux sociaux et culturels, des personnes ouvertes
à la qualité.
France Culture, est né des combats pour la liberté, dans
une période historique exceptionnelle pour notre pays. Les années
où les futurs dirigeants étaient condamnés à
mort, exilés, croupissaient en France dans les prisons ou dans les
camps de concentration imposés par un occupant dont la barbarie
a peu d'exemples dans l'histoire.
Ces hommes, à la Libération, ont fait de profonde réformes
: droit de vote pour les femmes, protection sociale renforcée pour
tous et dans tous les domaines, fin des prisons pour enfants remplacées
par des foyers. C'est le général de Gaulle et son ministre
André Malraux qui inauguraient l'ORTF rue du Président Kennedy
en 1963.
On a pu apprécier dés 1956 la qualité exceptionnelle
d'une télévision débutante, balbutiante mais non polluée
par la publicité qui est entrée maintenant clandestine, à
France Culture pour la promotion des maisons d'éditions et des lobbies
de la presse privée.
Les cinémas se vidaient : il a fallu en 1974 l'arrivée du
libéral Giscard d'Estaing pour autoriser comme aux USA les films
et les salles X, et peu à peu vendre l'ORTF à des chaînes
privées comme Berlusconi et même introduire la pub dans le
soi-disant secteur public d'Antenne2 et de FR3, chaînes en vérité
complètement commercialisées avec entre autre Jean Luc Delarue
qui possède sa propre chaîne de production privée.
France Culture si peu coûteuse pouvait-elle passer à travers
le nivellement par le bas d'un tel rouleau compresseur ? Il semble que
non.
Pas d'appui politique, pas d'appui dans les organes de presse, que les
dirigeants de Radio France ont très astucieusement affermés
en leur donnant de larges créneaux : les "Inrockuptibles"
de Sylvain Bourmeau, "Le Monde", "Lire" revue de littérature
avec Pierre Assouline. "L'esprit public" du dimanche matin.
Mais il semble que cette dégradation n'a pu aller aussi loin et
aussi vite que le pouvoir le désirait. On a vu des revirements.
Parmi les producteurs licenciés en masse, certains ont été
repris.
Pourquoi ce retour, très partiel, à la qualité, dans
cette radio qui n'est plus France Culture, et où l'encéphalogramme
n'est pas encore plat ? Où, en cherchant bien, on trouve par-ci
par-là des traces de ce qui fut pendant des décennies la
nourriture spirituelle de plus de 500 000 auditeurs réguliers. Ce
qui représentait sur l'audimat, environ 2% d'esprits avides de connaissances
au plus haut niveau, avides de conscience et d'éthique.
Comme en 1940, certains sont entrés dans la résistance, en
premier lieu l'AFC qui à sa fondation il y a dix ans, protestait
déjà contre les atteintes à la liberté d'expression.
On venait de fermer l'émission de Jean de Bert et Francis Crémieux
qui tous les samedis matins nous ravissaient par leurs confrontations courtoises
et vivantes. L'un était à droite, l'autre communiste. C'était
le même ravissement avec le "Panorama" où la pensée
critique pouvait s'exprimer dans la contradiction sans concession, loin
de la soupe publicitaire qu'on nous impose avec les ténors médiatiques,
comme madame Kristeva, messieurs Julliard, Colombani, Sylvain Bourmeau
etc…
L'AFC est entrée en résistance mais aussi les salariés
de la chaîne avec les trois grandes grèves qui ont secoué
Radio France depuis trois ans. Également le manifeste de Normal
Sup " Diffuser la culture est-ce un délit d'initiés
", mais aussi les pétitions de l'Acrimed et celles du groupe
des Belges de Benoît Beyer de Rylke dont madame Adler a refusé
de recevoir les pétitions lors d'une réception officielle
à Bruxelles.
Maintenant sur France Culture, entre deux coups de pub, pour un éditeur
ou une entreprise commerciale de presse, on a droit à de la musiquette,
ou bavardage sur l'actualité, aux petits cénacles de pseudo-intellos
parisiens, à la mode du jeunisme, des chébrans ou branchés,
en gros ce que l'on trouve en mieux partout ailleurs sur la bande FM, et
aussi aux longues discussions insipides sur la peinture, la musique. Finies
la réflexion, la création avec des hommes ouverts et compétents.
Cavada veut entrer en concurrence avec les autres chaînes où
l'on trouve des communicateurs, des animateurs et des séducteurs,
ce qui n'était pas de mise sur notre radio.
On avait sur France Culture préservé la fonction de la pensée
critique si nécessaire à toute société non
totalitaire, et voilà qu'on l'a livrée comme les autres chaînes
aux publicitaires de la presse et des éditons privées. Comment
critiquer un livre dont on vous annonce la sortie trois jours à
l'avance ? Tel est le pain quotidien de France Culture.
Jean Marie Cavada et madame Catherine Tasca qui a signé les décrets
de démantèlement de la SFP (Société Française
de Production) ont choisi le libéralisme financier. Laure Adler
fait le même choix. Elle le dit clairement dans l'apologie qu'elle
fait d'Antoine Riboud à propos de la sortie de son autobiographie
qu'elle a rédigée avec lui " Le dernier de la classe
".
" Ce livre, dit-elle, est une histoire d'amour. J'ai eu la chance
de connaître Antoine quand j'étais conseillère culturelle
de François Mitterrand. Antoine est un type absolument exceptionnel.
Je ne vais pas vous raconter ma vie, mais c'est non seulement un capitaine
d'industrie mais encore un capitaine des cœurs… Il m'a ouvert une vision
du monde… C'est un type qui anticipe, qui a l'intuition du monde d'après
demain. "
" Les intellos, continue-t-elle, voient les hommes d'affaires comme
des gens bardés de certitudes, incapables de réfléchir…
C'est faux !… Les intellos méprisent les milieux d'affaires sauf
à France Culture : Chaque vendredi matin nous invitons des gens
de l'industrie, décideurs actionnaires…Les intellectuels français
ont encore du chemin à faire pour découvrir nos industriels,
leur force de créativité… Grâce à Antoine, j'ai
découvert un milieu très séduisant. Ils sont très
sympas et très sincères, les hommes d'affaires ! " Interview
télévisée reprise dans Charlie Hebdo du 25/8/99.
L'ordre est venu d'en haut, c'est clair. Il a commencé à
être mis à exécution en 1997 sous Michel Boyon et Patrice
Gélinet. C'est d'abord le bouleversement complet de la grille. Tous
les horaires sont modifiés. De bonnes émissions sont placées
à des heures de très faible écoute, sans justification.
Les grèves imposantes du personnel ont fait reculer le pouvoir,
mais pas sa détermination d'anéantir la chaîne. Il
nomme des DRH sans scrupules, des tueurs comme Cavada ou Laure Adler, des
personnes qui viennent directement de la politique et sont rodés
à ces tâches. L'hécatombe sera à la mesure des
capacités des nouveaux directeurs. Jean Marie Cavada dilapide le
budget de la chaîne pour renvoyer les anciens cadres et placer des
hommes à lui, qui viennent de la télévision. Laure
Adler n'est pas en reste, c'est quasiment toute l'équipe du Panorama
qui est remerciée, et une grande quantité de producteurs
de talent. La fiction et le travail des acteurs sont diminués de
moitié. Tout récemment pour cette fête de fin d'année,
c'est le licenciement de Catherine Paoletti qui produisait: "L'Université
de tous les savoirs"
Avec Michel Bydlowski rendons hommage à Nadine Vasseur, Eliane Contini,
Roger Dadoune, David Bénichou, Jacques Duchâteau, Gilbert
Lascot, Véronique Schiels, Serge Koester, Isabelle Rabineau, Jean-Pierre
Salgasse, Marie-Hélène Baconnet, Lise Andriès, Lionel
Richard, Jean Louis Ferrier, Joël Schmidt, Claire Clouzot, Maurice
de Monremy, Marcelin Plénet, Leïla Seybar, Marie Claude Trémois,
Elianne Contini, Emmanuel Hirsch etc… et aussi aux anciens directeurs Jean
Marie Borzeix, Jean Noël Jeannneney. Il y a eu ensuite la suppression
de l'hebdomadaire des programmes "La Semaine", comme si tout
le monde avait 8000F à investir dans un ordinateur : le souci des
gens de peu, des pauvres, des prisonniers affiché par Laure Adler,
où est-il ?
En bon politique et fin sophiste qui attrape le poisson avec des appâts
Cavada n'a pas présenté la réforme comme la casse
directe de Radio France. Mais déjà il annonçait indirectement
l'objectif qui lui avait été assigné (la commercialisation
directe de ce produit essentiellement culturel,) en déclarant
dès sa nomination " qu'il fallait désormais entrer dans
un esprit de concurrence avec les autres chaînes de radio ",
comme si un boulanger voulait faire de la concurrence à un coiffeur
ou un cordonnier à un maçon.
La concurrence ne pouvant avoir lieu qu'entre des œuvres de même
nature, encore aurait-il fallu qu'il existât un autre média
culturel comme France Culture. Or il n'y en a pas, de même pour France
Musique. Alors ce qui perce derrière ces grosses ficelles c'est
l'interdiction pour les auditeurs qui ont l'esprit ouvert de continuer
de se nourrit sur leur radio, pour les autres ils trouvent sur la bande
F.M. et ailleurs la soupe médiatique ou le jeunisme qu'on a introduit
dans France Culture, bien mieux présenté et de meilleure
qualité.
Résultat baisse d'écoute importante, de 1,3% à 0,8%.
Au nom du profit, les gouvernants successifs cèdent dans tous
les pays toutes les parts possibles du marché public et acceptent
les déréglementations qui vont dans ce sens (protection sociale
au rabais, valeurs culturelles bafouées, écoles privatisées,
santé payante.)
La France s'est illustrée dans l'affaire du sang contaminé
mais aussi dans la libre circulation des farines animales.
Il aurait été étonnant que les pouvoirs publics refusent
aux magnats de la presse et aux lobbies de l'édition la tribune
publicitaire qu'est devenue France Culture. La Confédération
Paysanne, les associations des victimes du sang contaminé, les enseignants
contre Claude Allègre, les salariés de Radio France nous
montrent qu'on peut aussi résister et faire reculer le pouvoir.
Construisons une AFC active pour retrouver une vraie qualité à
France Culture.
Discours à l'AFC, le 6 janvier 2001
Antoine Lubrina,
Président du Rassemblement des Auditeurs Contre la Casse de France
Culture (RACCFC)
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