Concours
de déontologie sur France Culture
Depuis la rentrée,
l'émission À voix nue, un des fleurons de France Culture,
a été offerte sur sa demande [1] à Laure Adler, ancienne
directrice de la chaîne. Pour les amateurs, ce détournement
d'une émission qui donnait pleine satisfaction est lamentable car
depuis sa création À voix nue était tout le
contraire d'une tribune réservée. De façon très originale,
le principe de l'émission voulait en effet depuis vingt ans que l'intervieweur changeât
chaque semaine en fonction de l'invité. Ainsi l'année
dernière, se sont succédés pas moins de quarante deux
producteurs/intervieweurs [2] pour réaliser les différents
À voix nue.
Si on fait le bilan de cette opération du service public Radio France
on se rend donc compte que :
¤ L'auditeur a vu la variété des intervieweurs et
donc l'intérêt de l'émission divisés par quarante deux !
¤ Radio France n'a réalisé aucune économie
car l'émission est de toute façon payée au cachet
¤ L'ex-directrice du service public France Culture s'est auto-attribuée
en écartant une quarantaine de producteurs une émission qui rapporte environ 100.000 euros par an de droits
et cachets [3]
¤ Le président de Radio France a donné son feu vert
¤ Le nouveau directeur de France Culture cautionne le tout.
Les contribuables et les électeurs apprécieront sans doute
ce souci des auditeurs et cette gestion éclairée des deniers
publics.
À voix nue de 1984 à aujourd'hui
Depuis sa création par Alain Trutat en
1984, sous la direction de Jean Marie Borzeix, l'émission À
voix nue utilisait le principe des "producteurs tournants"
pour que chaque entretien soit mené de façon approfondie
par un producteur connaissant parfaitement l'univers de l'invité.
Comme l'a confirmé Alain Trutat à DDFC, il s'agissait d'obtenir
des entretiens d'une grande rigueur intellectuelle, enregistrés
"à voix nue" -- c'est à dire sans artifices tels
que musiques d'ambiance -- et destinés à prendre la
relève des fameux entretiens initiés par Jean Amrouche sur
la RTF en 1949. En pratique, pendant vingt ans presque chaque producteur
de France Culture s'est vu offrir la possibilité de se "donner
à fond" pour enregistrer un A voix nue dans l'année.
À la place des anciens À voix nue, que nous propose
désormais France Culture? Présentées d'une voix maussade,
nous avons donc eu depuis deux mois, une conversation de bistrot entre
copines (Angot et Monnier), des questions plates à des philosophes
(Finkielkraut et Dupuy), une introduction sentimentale des archives
Jean Renoir ("aujourd'hui Jean va nous parler de son papa"),
etc. Des témoins dignes de foi assurent que l'émission avec
Paul Veyne fut riche en minauderies. On retrouve d'ailleurs le même
relâchement intellectuel sur le site de l'émission où,
jusqu'à l'intervention d'une auditrice, Louis le Grand et Jean Vilar
étaient comiquement orthographiés Louis
Legrand et Jean Villard ! Un comble lorsqu'on sait que Madame
Adler siège au conseil d'administration du festival créé
par Jean Vilar. Ces négligences du site sont à l'image du
style négligé à l'antenne : inévitables
tant qu'on confie France Culture à des personnalités médiatiques
surbookées et en fait plutôt moins érudites que leurs
prédécesseurs évincés. [4]
Devant une telle inadéquation de la productrice à sa tâche
-- qui peut prétendre remplacer seule quarante deux personnes?
-- on s'interroge. Au lieu de plagier un concept d'émission
existant, pourquoi ne pas avoir inventé une nouvelle émission?.
Pour répondre à cette question, éloignez les enfants
car nous allons parler un peu d'argent. À voix nue
a toujours
été une des émissions les mieux payées de
France
Culture notamment, d'après son créateur, car on
souhaitait
pouvoir financer par exemple l'interview d'un grand peintre par un
grand
historien d'art. Comme indiqué plus haut, l'émission
représente
en cachets et droits d'auteurs environ 100.000 euros d'argent public
par
an, une somme importante dans le contexte budgétaire de France
Culture. Il y a donc une acrobatie éthique spectaculaire
lorsqu'une direction
décide brutalement qu'après vingt ans de partage, cet
argent
n'ira plus dans quarante deux poches mais en majeure partie dans une
seule
! .
Avec un sans-gêne surprenant, cet accaparement inclut également
la réécriture du passé de l'émission. Ainsi
le site web des programmes de la chaîne indique-t-il à la
date du 14 octobre 2005 : << À VOIX NUE
- Grands entretiens d'hier et d'aujourd'hui - Jean Delumeau - Production :
Laure Adler - 1ère diffusion : 27 et 28/4/00 >>
[5] :Et pourtant cet entretien avec Jean Delumeau n'a pas du tout
été
produit par Laure Adler mais par le critique d'art Jean Michel Ribette
il y a cinq ans ! On espère que l'erreur sur le site
ne va pas se transformer en erreur dans la répartition des
droits.
Pour être exhaustif, il faudrait aussi évoquer le sort des
À voix nue "surnuméraires" car enregistrés
avant l'été par d'autres producteurs que Laure Adler.
D'après les syndicats, ils vont être remontés et remixés
aux frais du contribuable pour pouvoir être diffusés dans
d'autres créneaux horaires de la chaîne.
Mais alors que fait le nouveau directeur ? Pour l'instant, il semble entériner
le saccage. Tel un nouveau Fabrice à Waterloo, il enjambe avec insouciance
les cadavres d'émissions disparues et promet de ne jamais les ressusciter.
Dans un coin Thalie et Euterpe, muses de la comédie
et de la musique agonisent depuis 2004.
Plus loin, Actu et Copinage, deux muses à la mode discutent avec
Branchouille et Prébende deux déesses du lieu qui ricanent
devant les dépouilles de Poésie et Science. A l'entrée,
s'affiche le nouveau logo de couleur violet catafalque. À la caisse
enregistreuse se trouve le couple Thénardier. Pas d'erreur c'est
bien France Bobo Culture, nouvelle retraite dorée pour happy
few.
Six années de mise au pas de France Culture
Le fait d'écarter d'un trait une quarantaine
de producteurs tournants n'est hélas pas nouveau à France
Culture puisque déjà l'année dernière l'excellente
série documentaire "Les
Chemins de la musique" disparaissait avec ses vingt trois producteurs
[6] tandis que le coordonnateur des Chemins de la connaissance
se
voyait privé de l'appui d'une vingtaine de producteurs tournants
[7]. Parallèlement à cette éviction de dizaines de
producteurs précaires, le service public France Culture a
pratiqué
pendant six années une forme d'épuration sociale par
l'embauche
quasi exclusive de "personnalités" bien pensantes disposant
déjà de revenus confortables. [8]. Dans un contexte de
chômage
catastrophique, il n'est pas très "citoyen" que le service
public finance le deuxième ou troisième salaire de
quelques personnalités, souvent promptes d'ailleurs à
donner des
leçons de morale à l'auditeur.
À propos des producteurs "remerciés" il n'est pas
inutile de rappeler l'ambiance installée à France Culture
depuis 1999. Relisons les archives de notre excellent confrère Le Monde :
<< La situation est d'autant plus tendue que, pour la première
fois, on licencie brutalement dans une entreprise traditionnellement feutrée
et courtoise qui n'a jamais connu de telles méthodes de management >>.
(Armelle Cressard - Le Monde du 7 novembre 1999). Cette ambiance rustre
de licenciement brutal est importante à rappeler car elle a brisé
le délicat équilibre de la chaîne et largement muselé
depuis toute contestation interne des producteurs. C'est cette ambiance
que Télérama décrivait comme cubaine l'année
dernière, avant qu'un opportun partenariat France
Culture Télérama fasse changer d'avis ce magazine versatile.
En fait le principe des producteurs tournants, que France Culture abandonne
chaque jour un peu plus depuis six ans, était tout simplement un
des secrets de l'originalité et de la qualité de la chaîne.
On a pu lire
dans l'hebdomadaire culturel Paris Match que Madame Adler avait
modernisé une radio fossilisée. En réalité
c'est l'inverse et voilà bien le genre de modernisation qui consiste
à regarnir la Galerie des glaces avec des meubles en formica !
Alors qu'en 1997
France Culture était une station érudite, cultivée
et moderne, les "réformes" des dernières années
en ont fait une station commerciale plutôt vieillotte, triste et bien pensante
comme en témoignent par exemple l'habillage d'antenne façon
patronage, des débats d'idées [9] façon Europe 1 seventies ou encore la disparition de l'humour quotidien des Décraqués.
En attendant et pour résister pendant la glaciation intellectuelle
que traverse France Culture depuis 1999. il faut comme sous l'ancien régime
se réfugier en Suisse ! Et oui, Espace 2 station de la Radio
Suisse Romande est désormais meilleure que France Culture, qu'on se le dise. Par ailleurs les auditeurs
les plus astucieux tiennent en stock des milliers d'enregistrements des
grandes heures de France Culture.
En conclusion, les questions que se posent les auditeurs sont les suivantes
:
¤ pendant combien de temps le président de Radio France,
le directeur de France Culture et sa directrice adjointe vont-ils se déconsidérer en cautionnant
les dérives actuelles?
¤ pendant combien de temps France Culture va-t-elle demeurer sans
projet éditorial autre que vendre des livres et bavarder entre amis de
l'air poisseux du temps?
Un audit financier sur le fonctionnement de la chaîne semble désormais plus que souhaitable.
DDFC
9-11-2005
Adresse de l'article http://ddfc.free.fr/avn
Notes
:
[1] Dès juillet, Laure Adler, alors directrice de la chaîne, a enregistré
en Avignon son À voix nue avec Christine Angot et Mathilde.
Monnier
[2] Les 42 producteurs d'A voix nue, saison 2004 - 2005 : Anne
Andreu, Ali Baddou, Thomas Baumgartner, Laurence Bloch, Anne Bourgeois,
Caroline Bourgine, Michel Braudeau, Caroline Broué, Katarina von
Bülow, Didier Cahen, Jean-Pierre Changeux, Jean Daive, Carole Desbarats,
Jean-François Dhuys, Simone Douek, Raphaël Enthoven, Jérôme
Garcin, Thierry Garcin, Joëlle Gayot, Catherine Geel, François
George, Laurent Goumarre, Helène Hazéra, Jacqueline Hénard,
Jacques Henric, Alexandre Héraud, Claude Kiejman, Marc Kravetz,
Séverine Labat, Christine Lecerf, Philippe Le Villain, Blandine
Masson, Catherine Pont-Humbert, Véronique Puchala, Odile Quirot,
Jean-Christophe Rufin, Jean-Pierre Thibaudat, Hervé This, Chantal
Thomas, Serge Toubiana, Jean-Marc Turine, Claire Vassé, [source]
[3] Estimation
annuelle calculée en sachant qu'une émission A voix nue
hebdomadaire (cinq entretiens) donne lieu à un cachet négocié
de gré à gré d'environ 1300 euros (voire plus!) et
à des droits d'auteur d'environ 800 euros à la diffusion.
Les rediffusions de nuit sont aussi l'occasion de toucher facilement 800
euros si on est en bon terme avec la direction des programmes
[4] Sur France Info, Laure Adler situe la fuite du roi Louis XVI à Varennes en juin 1789, c'est à dire avant la prise de la Bastille ! La date exacte est le 20 juin 1791.
[5] Voir la page
originale sur le site de Radio France ou encore ici
[6] Les 23 producteurs
des Chemins de la musique, saison 2003-2004 : Marc André,
Yorgos Archimandritis, Marie-Hélène Bernard, Caroline Bourgine,
Jacques Coget, Andréa Cohen, Anne Lise David, Alain Dister, Jacques
Erwan, Anne-Marie Faure, Bastien Gallet, Philippe Gumplowicz, David Jisse,
Daniela Langer, Laetitia Le Guay, Gérard Mannoni, Stéphane
Martinez, Jurgen Pletsch, Véronique Puchala, Jean-Philippe Renoult,
Christian Rosset, Gérard Tourtrol, Cyril Vincensini.[source]
[7] Les 24 producteurs des Chemins de la connaissance, saison 2003-2004
: Philippe Artières, Mathieu Bénézet, Céline
Béraud, Jean Birnbaum, Anice Clément, Jacques Coget, Philippe
Cornu, Anne-Lise David, Alain Dister, Simone Douek, Françoise Estèbe,
Catherine Geel, Christine Goémé, Anouche Kunth, Abdelwahab
Meddeb, Jacques Munier, Philippe Piguet, Catherine Pont-Humbert, Christian
Rosset, Ruth Scheps, Catherine Soullard, Anne-Sophie Vergne, Pascale Werner,
Michel Zink. Actuellement, Monsieur Munier fait un excellent travail en
solitaire et en direct, mais cela ne peut égaler l'époque
où il coordonnait 23 producteurs tournants. Sans parler de l'époque
pas si lointaine (1997) où il y avait deux documentaires des "Chemins
de la connaissance" par jour ! [source]
[8] De 1999 à 2004 ont été introduits sur France Culture
des directeurs de journaux, un directeur de chaîne télé,
plusieurs proches de ministres, des écrivains et journalistes célèbres,
des personnalités du Figaro, des Inrocks, de Marianne, de LCI et
des partenariats avec le Monde, l'Express, Télérama, Courrier
International, le Nouvel Observateur, etc. Depuis quelques années
ces médias ont été remarquablement aveugles aux problèmes
de France Culture
[9] tautologie à la mode dans les médias ; complète
la mise en perspective et le décryptage de l'actualité
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